La brouette a une histoire riche, particulièrement en Orient. Elle y fût le moyen de transport de référence, que ce soit pour le transport de personnes ou de marchandises, même sur de longs trajets.
La brouette Chinoise – qui peut être conduite par une personne, une bête de trait ou par la force du vent – diffère foncièrement du modèle européen. En effet, plutôt qu’une petite roue à l’avant, la brouette orientale possède une grande roue au milieu du véhicule, ce qui permet à une personne de déplacer trois à six fois plus de poids qu’en utilisant une brouette européenne.
C’est au moment où le vaste réseau routier de la Chine Ancienne a commencé à se dégrader. Plutôt que de continuer à utiliser des chariots et autres carrioles nécessitant de larges routes pavées, les Chinois se concentrèrent sur un réseau de chemins étroits, plus faciles à entretenir et qui suffisaient pour la circulations des brouettes. L’Europe, ayant fait face à une situation similaire ne parvint pas à s’adapter et passa près d’un millénaire sans réseau de transport terrestre de qualité équivalent à celui de la Chine.
Les alternatives offertes par le transport terrestre
Avant l’émergence du moteur à vapeur, il était bien plus facile d’utiliser les cours d’eau pour le transport des charges lourdes plutôt que de passer par les terres . Cependant il arrivait que ce ne soit pas possible, dès lors s’offraient trois options ; les porter à dos d’homme (parfois à l’aide d’un joug), les charger sur un animal de bât (ânes, mules, chevaux, dromadaires, chèvres…) ou encore les charger sur une charrette (à bras, ou tractée par un ou plusieurs animaux de trait.)
La solution la plus simple était de tout porter soi-même : pas besoin de construire de routes ni de nourrir d’animaux. Mais les humains ne peuvent porter qu’un poids de 25kg à 40kg sur de longues distances, ce qui nécessitait un grand nombre de porteurs pour déplacer de grosses cargaisons. Les animaux de bâts peuvent porter de 50kg à 150kg selon l’animal, mais ils doivent être nourris, sont plus exigeant sur le type de chemins à emprunter et ils peuvent se montrer récalcitrant à la tâche. Ils ont également besoin d’un ou plusieurs humains pour les mener.
Que ce soit à dos d’homme ou d’animal, le fret est déplacé non seulement dans la direction voulue, mais aussi de haut en bas à chaque pas du porteur. Cela représente une perte d’énergie considérable, particulièrement lors du transport de charges lourdes sur de longs trajets. Il est possible de faire disparaître ce mouvement superflu en traînant les objets au sol, mais ce sont alors les forces de frictions qui annulent le gain d’énergie.
Le choix le plus rationnel en termes de consommation d’énergie est donc la traction d’un chariot, ce qui permet au chargement de n’être soumis qu’à un mouvement horizontal dans la direction souhaitée tandis ce que la friction avec le sol est compensée par la présence des roues. Ainsi les charrettes, qu’elles soient tractées par des personnes ou des animaux, peuvent transporter des charges plus lourdes pour le même apport en énergie. Cependant, cet avantage a un prix : la nécessité de construire des routes relativement plates et uniformes, et de construire un véhicule. Si le véhicule est tracté par un animal, il faut également nourrir celui-ci.
Une fois tous ces facteurs pris en considération, la brouette pourrait bien avoir été la meilleure option pour le transport terrestre de charges lourdes avant la Révolution Industrielle. Elle pouvait transporter des charges comparables à un animal de bât mais ne nécessitait qu’une personne pour les déplacer.
La construction de roues était un travail laborieux, ainsi une brouette était bien moins coûteuse à fabriquer qu’un chariot à deux ou quatre roues. De plus elle n’avait besoin que d’un étroit chemin cahoteux pour circuler (environ aussi large que la roue). Les deux poignées permettaient une bonne prise en main ce qui rendait la brouette très facile à manœuvrer.
Orient et Occident : deux histoires distinctes
La brouette a pris une place très différente à l’Est et à l’Ouest. Bien que son invention ne soit pas datée avec précision il est clair qu’elle a joué un bien plus grand rôle en Orient qu’en Occident. Par exemple, la Rome Antique ne fait aucune mention des brouettes (ce qui ne veut pas dire qu’ils ne les utilisaient pas du tout). On peut noter que des études récentes font apparaître que la brouette pourrait avoir été utilisée sur des chantiers de construction en Grèce antique, au 5e siècle avant notre ère.
La première preuve fiable de l’utilisation des brouettes en Occident date du 13e siècle après J.-C., tandis ce qu’en Chine leur utilisation est très bien documentée à partir du 2e siècle après J.-C., un millénaire plus tôt. On peut noter que la brouette est apparue au moins 2000 ans après les premiers chariots à deux ou quatre roues.
Voiture à bras
A son apparition en Europe la brouette était utilisée uniquement pour transporter des charges sur de courtes distances, particulièrement pour les travaux de construction, l’extraction minière et l’agriculture. Ce n’était pas un véhicule voué à circuler sur les routes. A l’inverse en Orient la brouette servait également au voyage à moyenne ou longue distance, autant pour déplacer du fret que des passagers. Cette utilisation introuvable en Europe s’explique par une différence fondamentale dans la conception du véhicule chinois. La brouette occidentale était inadaptée lorsqu’il s’agissait de porter de lourdes charges sur un grande distance, tandis ce que la brouette chinoise était conçue dans ce but et y excellait.
Sur la brouette occidentale, la roue était (et est toujours) placée à l’extrémité avant du véhicule, ainsi le poids est distribué à part égale entre la roue et la personne qui pousse la brouette. En effet, la roue remplace la personne de devant comme dans le cas d’un brancard, qui était d’ailleurs utilisé comme méthode de transport avant l’invention de la brouette. (voir image ci-dessus).
Le modèle chinois : un meilleur design
Le modèle typique de brouette en Chine possède une roue bien plus grande placée au centre du véhicule et qui soutient l’intégralité du poids du chargement, tandis ce que l’utilisateur ne fait que guider la brouette. On peut même dire qu’avec ce modèle la roue joue le rôle d’un animal de bât. En d’autres mots, pour un chargement de 100kg, l’utilisateur d’une brouette européenne porte 50kg tandis ce que l’utilisateur d’une brouette chinoise ne porte absolument aucun poids. La personne n’a qu’à pousser, tirer et piloter la brouette.
Tout cela aboutit à un véhicule extrêmement puissant et agile. En 1176 après J.-C. l’écrivain chinois Tsêng Min-Hsing nota avec enthousiasme :
« Ce dispositif est si efficace qu’il peut remplacer trois hommes. De plus, il est sûr et stable lorsqu’il s’agit de traverser des endroits dangereux (chemins à flanc de falaise, etc.). Il triomphe sur des chemins aussi tortueux que les boyaux d’un mouton. »
La grande roue centrale de la Brouette Chinoise supporte tout le poids tandis ce que l’opérateur humain ne fait que guider le véhicule
La Brouette Chinoise – également très utilisée de nos jours au Cambodge, au Vietnam et au Laos – existait au départ en deux versions. L’une se nommait le « bœuf de bois » (« mu niu ») et ses poignées étaient dirigées vers l’avant (afin qu’elle soit tirée), tandis ce que l’autre nommée « cheval glissant » (« liu ma ») avait les poignées orientées vers l’arrière (afin qu’elle soit poussée).
Il existait également un modèle combinant les deux types de brouettes, poussée et tirée à la fois par deux personnes. De nombreuses variations émanèrent ensuite de de ces premiers modèles. Par la suite, le chinois ont également utilisé la brouette à l’occidentale en même temps que leurs propres modèles.
Éloges de l’Occident
Au début de la période moderne, ce véhicule caractéristique stupéfia les étrangers en visite en Chine. Dans son ouvrage « Science et civilisation en Chine », Joseph Needham cite le négociant Néerlando-Etats-uniens Andreas Everadus van Braam Houckgeest qui, visitant le pays en 1797 offre une excellente description du dispositif :
« Parmi toutes les voiture utilisées dans ce pays se trouve une brouette de construction singulière et employée tant au transport de biens que de personnes. Selon qu’elle supporte un poids plus ou moins élevée elle est dirigée par une ou deux personnes, l’un tirant l’engin derrière lui tandis ce que l’autre le pousse grâce aux manches. La roue, très grande par rapport au brancard dans son ensemble, est placée au centre du porte-charge, ainsi le poids repose intégralement sur l’essieu et les brancardiers ne portent aucun poids, ne servant qu’à diriger le véhicule et le maintenir en équilibre. »
Un voyageur chinois s’assoit sur l’un des côtés, contrebalançant ainsi le poids de son bagage placé de l’autre.
« La roue elle-même est encastrée dans un cadre fermé de lattes de chaque côtés et couvert d’une planche fine large de quatre ou cinq pouces (10-12 cm). De chaque côté de la roue se trouve un rebord sur lesquels est posé la cargaison, ou qui permet aux passagers de s’asseoir. Un voyageur chinois s’assoit sur l’un des côtés, contrebalançant ainsi le poids de son bagage placé de l’autre. Si ses bagages sont plus lourds que lui, ils sont répartis équitablement sur les deux rebords et l’homme s’assoit sur la planche au dessus de la roue, la brouette étant conçue spécifiquement pour ce genre de cas de figure. »
Des trains de brouettes
« C’était une vision inédite pour moi que celle de ces brouettes dûment chargées. Il m’était difficile de ne pas la trouver déconcertante, bien que l’invention soit admirable de simplicité. Il me semble même qu’une telle brouette puisse être en maints usages bien supérieure à l’une de nôtres. »
L’agronome États-unien F.H. King se montre tout aussi impressionné par le véhicule dans son ouvrage « Farmers of Forty Centuries » publié en 1911 :
« Nous avons pu observer une longue procession de brouettiers allant dans la rue depuis les canaux, transportant de grandes quantités de pousses en fagots d’un pied de long et de cinq pouces de diamètre (30cm x 12 cm). Toutes arrivaient de la campagne par bateau dont chacun transportait plusieurs de tonnes de ces feuilles grasses et de leurs tiges. Nous avons pu comptabiliser jusqu’à cinquante brouettiers passant le même coin de rue à intervalles très brefs, chacun portant entre 300 et 500 livres (150kg – 300kg) de pousses et se déplaçant si vite qu’il était dur se maintenir à leur hauteur, comme nous l’avons appris en tentant de suivre l’une des processions pendant les vingt minutes les séparant de leur destination. Pendant tout ce temps pas un seul homme ne s’arrêta ni ne ralentit son pas. Ce genre de véhicule est également l’un des moyens qui sert au transport de passagers, particulièrement les femmes chinoises et il arrive d’en voir quatre, six voire huit propulsées par un seul brouettier. »
« Cette description serait incomplète si on omettait les grincements de l’essieu, un cauchemar éveillé pour les étrangers mais qui ne semble pas déranger les chinois outre mesure. »
Dans son livre de 1937 « La Chine au Travail » (« China at work ») (basé sur un voyage dans le pays en 1921) Rudolf Hommel revient avec curiosité sur le design ingénieux et low-tech de l’objet, en en détaillant les caractéristiques techniques :
« On trouve ici de nombreux modèles de brouettes, celui représenté [ci-contre] en est un exemple représentatif : le principe est toujours le même, c’est à dire une grande roue encastrée dans une structure empêchant le haut de la roue d’entrer en contact avec les marchandises ou les personnes transportées. Les deux longs manches, maintenus à la bonne distance l’un de l’autre grâce à deux traverses, finissent par des poignées et forment la base du véhicule. Le treillis qui entoure la roue y est emmortaisé. De chaque côté on trouve une structure servant à poser le chargement, formée de barreau recourbés, fixés aux manches principaux par des traverses. »
Chefs-d’Oeuvre Low-tech
« La roue, d’un diamètre de 90cm environ, est faite de bois, avec deux bandes de fer encerclant le moyeu et un bandage de fer également. L’essieu est fait d’un bois très dur. Deux pièces descendent depuis la structure porteuse de la brouette et l’axe vient s’y encastrer. Cela semble bien fragile, pourtant ces pièces résistent admirablement à la pression exercée par les immenses cargaisons et les nombreuses secousses rencontrées sur les piteuses routes du pays. Ces brouettes sont vraiment des joyaux de menuiserie et un grand soin est porté à la qualité du bois employé pour chaque pièce qui les compose. Cette description serait incomplète si on omettait les grincements de l’essieu, un cauchemar éveillé pour les étrangers mais qui ne semble pas déranger les chinois outre mesure. »
Comme d’autres occidentaux avant lui, Hommel regarde passer ces véhicule avec admiration :
« Les chinois utilisent ces brouettes non seulement pour le transport de biens, mais aussi de passagers. J’ai vu jusqu’à six personnes s’y tenir, trois assis de chaque côté les jambes se balançant. Si il n’y a qu’un seul passager, le brouettier joue admirablement sur l’équilibre de la brouette et la tient penchée sur le côté à un angle impressionnant. Lorsqu’un paysan veut amener un porc au marché il s’épargne la peine de mener la bête récalcitrante en l’attachant sur la brouette qu’il pousse ensuite jusqu’au marché. »
Des forts mobiles
Comme de nombreuses autres inventions brillantes avant elle, la brouette chinoise fût pensée à la base pour un usage militaire. La première trace écrite que l’on retrouve du véhicule fait mention de ravitaillement pour l’armée. Cette brouette a représenté un tel avantage stratégique pour la Chine que son existence était maintenue secrète – des textes de la Chine ancienne évoquent la brouette de manière codée. Par la suite, la brouette a continué d’être utilisée pour des opérations militaires, et pas seulement pour le ravitaillement des troupes. En 1176 Tsêng Min-Hsing fait allusion à l’utilisation des brouettes comme couverture défensive.
Les habitants de la Chine Ancienne utilisaient la brouette comme véhicule défensif face aux assauts de cavalerie, une tactique qui a continué d’être employée plus récemment en utilisant des chariots à deux roues.
Il est ici cité par Joseph Needham :
« Non seulement la brouette permet de ravitailler les soldats mais en cas de besoin elle peut être utilisée pour entraver les assauts de cavalerie. Creuser des tranchées, des fossés et construire des forts prend du temps, les brouettes peuvent être déployées afin de gêner l’avancée des chevaux ennemis. Ce genre de véhicule maniable peut se déployer et se retirer facilement et peut remplir de nombreuses fonctions. On pourrait aussi bien l’appeler « fort mobile ». »
Il est facile d’imaginer les utilisations défensive du véhicule en regardant les brouette vietnamiennes représentées ci-dessus. D’après Needham, les chinois furent les premiers avec leurs brouettes à utiliser des « laager », soit des « forts mobiles » comme méthode de défense contre les charges de cavalerie, une tactique qui continua d’être utilisée par la suite avec des chariots à deux roues.
Traction animale
Une autre caractéristique remarquable de la brouette chinoise est l’utilisation combinée de la traction animale et humaine, devenue fréquente très tôt dans l’histoire. On peut voir cette pratique représentée sur une peinture de 1126 par Chang Tsê-Tuan, décrite ici par Joseph Needham :
« Le tableau nous montre la vie du peuple de la capitale Khaifêng au moment du festival du printemps. On peut y voir de nombreuses brouettes en mouvement ou bien statiques dans les rues de la ville. A une exception près, elles ont toute une large roue centrale et certaines d’entre elles sont très chargées. Pendant le chargement et le déchargement, la brouette repose sur des béquilles. Une brouette n’est poussée que par un seul homme qui peut maintenir l’équilibre grâce aux manches situés à l’arrière, tandis ce que la traction est assurée soit par un autre homme à l’avant du brancard assisté d’une mule ou d’un âne attelé avec collier et traits, soit de deux animaux harnachés de la même manière. »
L’utilisation (parfois combinée) de la traction animale et du vent ont permis à de plus grandes brouette de circuler, capable de déplacer de lourdes charges.
On retrouve cette dernière configuration sur une illustration du Thien Kung Khai Wu (1637), accompagnée du texte suivant :
« La brouette monocycle que l’on trouve dans le Nord (tu yuan chhê) est poussée par derrière par un brouettier tandis ce qu’un (ou plusieurs) ânes la tracte à l’avant : elle est appréciée des personnes à qui monter (à cheval) déplaît. Les voyageurs s’assoient de part et d’autre pour la maintenir en équilibre tandis qu’un auvent de végétaux tressés les protège du soleil et du vent. De tels attelages peuvent atteindre des villes aussi septentrionales que Chhang-an et Chi-ning et desservent également la Capitale. Quand elles ne transportent pas de passagers, les brouettes peuvent transporter un chargement de 4 ou 5 tan [environ 3 quintaux, soit 300kg]. La brouette que l’on trouve au Sud (tu lun thui chhe) est également poussée par un homme (sans l’aide d’un animal de trait) et ne peut déplacer que 2 tan. Quand elle rencontre des nids-de-poule sur la route elle est contrainte de s’arrêter ; par ailleurs, elle parcours rarement plus de 100 li [50 km]. »
Des brouettes tractées par le vent
Il existait une technique encore plus surprenante pour assister les humains dans le déplacement des brouettes : des brouettes dotées de voiles. La période à laquelle cette innovation a vu le jour reste incertaine mais Joseph Needham nous apprend que ce dispositif (le chia fan chhê) était toujours largement utilisé en Chine au moment où il écrit (1965), particulièrement à Honan et dans les provinces côtières comme Shantung. Rudolf Hommel et F.H. King ont également rencontré et décrit ces véhicules. Si certaines voiles étaient de simples morceaux de tissu, d’autres en revanche étaient de parfaites répliques en miniature des voiles utilisées sur les jonques (un type de voilier chinois), très facile à ajuster pour le brouettier.
L’utilisation (parfois combinée) de la traction animale et du vent ont permis à de plus grandes brouette de circuler, capable de déplacer de lourdes charges.
Une fois encore Andreas Everardus van Braam Houckgeest, nous offre son regard sur le véhicule, ici en 1797:
« Près de la frontière Sud de Shantung que celle que j’ai pu décrire auparavant, tractée par un cheval ou une mule. Imaginez ma surprise aujourd’hui alors que je tombais sur une flotte entière de ces immenses brouettes. Je parle bien de flotte, en cela que chacune d’elle disposait d’une voile montée sur un petit mât emboîté à l’avant de la brouette. »
« La voile, faite de nattes ou plus souvent de tissu, mesure cinq à six pieds de haut [1,5 m à 2m] et est large de trois ou quatre pieds, avec des étais, des écoutes et des drisses, comme on en verrait sur un vaisseau chinois. Les écoutes sont reliées aux manches de la brouette et peuvent ainsi être manipulées par la personne aux commandes. »
Si certaines voiles étaient de simples morceaux de tissu, d’autres en revanche étaient de parfaite répliques en miniature des voiles utilisées sur les jonques (un type de voilier chinois), très facile à ajuster pour le brouettier.
« Il fallait bien admettre que cet engin, malgré son apparence curieuse, était redoutablement utile, si tenté que les vents soient favorables, pour assister le brouettier dans son travail. Sans quoi un véhicule si complexe n’aurait pu rester qu’une simple curiosité. Je n’ai pu qu’admirer cet audacieux arrangement et ai ressenti beaucoup de plaisir à voir défiler devant mes yeux une vingtaine de ces brouettes à voiles filant l’une derrière l’autre. »
Brouettes sur rails
Même après la Révolution Industrielle, la brouette chinoise continua d’évoluer, tirant parti des matériaux modernes et des nouvelles roues. Un autre exemple notable qui apparût sur l’île de Billiton au large des côtes de Sumatra au tournant du XXe siècle : le dénommé « piepkar ». C’est à cette endroit que les mauvaises routes de l’île causaient bien des soucis à une entreprise Néerlandaise de minage d’étain. La solution qu’ils trouvèrent ? Un très bon exemple d’alliance réussie entre les savoirs Orientaux et Occidentaux : des brouettes équipées de roues très étroites guidées par des rails de chemin de fer.
Cette technologie – utilisée des années 1880s aux années 1920 – rappelle l’utilisation des chariots ferroviaires hippomobiles qui se popularisaient à la même époque dans les ville occidentales.
Le déclin des infrastructures routières chinoises
Il n’est possible de comprendre la place importante de la brouette en Chine que dans le contexte du réseau de transport chinois. Avant le IIIe siècle de notre ère, la Chine disposait d’un large réseau de routes bien entretenu qui permettait la circulation de chariots tractées par des bêtes. Ce réseau était alors uniquement surpassé en longueur par le réseau routier de l’empire Romain. Le réseau routier chinois représentait environ 40 000km de routes, tandis ce que le réseau Romain atteignait presque les 80 000km de route.
Il n’est possible de comprendre la place importante de la brouette en Chine que dans le contexte du réseau de transport chinois.
Chacun de ces deux réseaux routiers vit le jour progressivement sur une période de cinq siècles, à la même période de notre histoire. Étonnamment, pour des raisons politiques complètement différentes, les deux réseaux commencèrent également à se désintégrer au même moment, au cours du IIIe siècle après J.-C. Et c’est là que s’explique le succès rencontré par la brouette chinoise. Comme nous l’avons vu, ce véhicule est apparu en Chine à la même période, ce qui bien sur pas une coïncidence. Au fur et à mesure de la dégradation du réseau routier, elle devint le seul véhicule capable de circuler. F.H. King observa que : « Lorsqu’il s’agit de s’adapter aux routes les plus endommagées, aucun véhicule n’égale la brouette qui circule à deux pieds et une roue. »
En 1937 on peut lire Rudolf Hommel se plaindre des routes de Chine :
« Il existait autrefois de larges routes en Chine, où pouvaient circuler toutes sortes de chariots et de calèches. La réalité actuelle est tout autre, particulièrement au Sud et au Centre du pays où les véhicule à deux roues sont inexistants. Les splendides routes sont volatilisées et à leur place on ne trouve que d’étroits chemins à peine assez large pour les piétons et les brouettes. Les deux-roues n’ont survécu qu’en Chine du Nord sous l’influence de la cour de Pékin, où la nécessité de ravitailler la capitale générait un marché suffisant pour les routes aient été maintenues en état. »
« Le paysan chinois, toujours en train d’essayer de gagner du terrain pour ses cultures a grignoté sur la largeur des routes progressivement, à l’abri de toute intervention gouvernementale pour l’en empêcher. Il semblerait que les cupides fonctionnaires locaux fermaient les yeux sur cet empiétement tant qu’ils ont pu en profiter pour augmenter les taxes prélevées sur les paysans laborieux. Ce n’est qu’il y a cinq ans qu’un vaste programme de construction routières a été mis en place. »
Des chemins conçus pour les brouettes
Cependant on pourrait dire que Rudolf Hommel ne voyait qu’une partie de la réalité et qu’il dépeignait les routes chinoises tout empli qu’il était de préjugés occidentaux. Joseph Needham nous propose une vision plus optimiste lorsqu’il remarque que le réseau de routes larges a été progressivement remplacé par une infrastructure informelle et low-tech, non moins ingénieuse que les brouettes qui y circulaient. En réalité, les solutions trouvées par la Chine face à la dégradation de son réseau routier dépassaient largement la simple adaptation des véhicules employés :
« A plusieurs moments de son histoire, le gouvernement s’intéressait essentiellement, et parfois exclusivement aux routes et voies d’eau qui permettaient le transport du grain, des revenus issus des impôts, et à la circulation des messages officiels. L’entretien courant de la plupart des routes locales et autres chemins pavés était alors dévolu aux habitants, qui le prenaient collectivement en charge par leurs propres moyens sous l’autorité des doyens de village ou des notables des petites villes. Dans ce contexte, certaines associations religieuses ont joué un rôle important, comme les Turbans Jaunes (Taoïstes) aux alentour de l’an 180 après J.-C., qui joueront par la suite un rôle politique important, ou plus tard les confréries bouddhistes. Faire de bonnes routes est véritablement un devoir pieux. »
Le réseau de routes larges a été progressivement remplacé par une infrastructure informelle et low-tech, non moins ingénieuse que les brouettes qui y circulaient
« Ainsi au fil des années les grand routes impériale que l’on pouvait admirer dans l’antiquité et au moyen-âge ont laissé place à une myriade d’étroits chemins bien pavés destinés aux piétons, aux porteurs avec leur palanche, aux brouettiers et aux hommes chargés d’un palanquin. Ce n’est que dans les plaines de l’Est que on trouvait encore essentiellement des pistes pour chariots, irréguli-reet non pavées. Ceux qui, comme l’auteur, ont eu la chance de parcourir ces voies pavées à travers les forêts et entre les rizières ne se les remémorent qu’avec une grande nostalgie. Depuis la période des Han on retrouve de telles routes construite à l’initiative des habitants et elles n’ont cessé de surpasser en superficie les grande routes gouvernementales. »
Il est intéressant de noter que le réseau routier moderne mis en place au XXe siècle, que Hommel mentionnait en 1937 ci-dessus, n’accueillit pas immédiatement l’automobile, mais lui préféra un autre véhicule low-tech qui ne souffre aucunement de la compétition avec la brouette : la bicyclette, un produit de la Révolution Industrielle encore plus efficace que son collègue monocycle. Il nous faudra probablement (ainsi qu’aux chinois du XXIe siècle) encore quelques décennie pour nous rendre compte de l’intelligence de ces infrastructures routières du passé.
Le déclin des infrastructures routières occidentales
L’utilisation des brouettes, combinée à ces étroits chemins qui leurs étaient spécialement destinés donnèrent un avantage considérable à la Chine sur l’Europe en ce qui concerne le transport terrestre, et ceci pendant presque 1500 ans. Aujourd’hui, toute critique de l’omniprésence de la voiture est ridiculisée en disant qu’ « on ne va pas revenir à la charrette à cheval », sans réaliser que l’association entre charrettes et chevaux est long d’être si évidente et pas si low-tech qu’il n’y paraît. L’histoire nous démontre qu’il n’y rien de plus vulnérable qu’un grand réseau routier.
L’Europe a également fait face à la dégradation progressive de son réseau routier après le déclin de l’Empire Romain, même si cette dégradation fut moins soudaine. En effet ces routes étaient plus robustes (car faites de pierres et de ciment, tandis ce que les chinois utilisaient une ancienne forme d’asphalte), les routes romaines restèrent relativement utiles jusqu’au XIe siècle après J.-C. Environ, puis furent abandonnées. Mais même avant ce moment, leur utilité s’amenuisaient au fur à mesure de la destruction des ponts et autres installations routières, soit par les barbares, soit par les habitants cherchant à se défendre contre les barbares. L’absence d’entretien et le vol des pavés fit le reste. Par ailleurs, le changement d’apparence de certaines villes ou capitales (comme Paris) nécessitait de construire de nouvelles routes qui ne coïncidaient plus avec les routes romaines existantes.
Contrairement aux chinois, les européens n’inventèrent pas de nouveau véhicule ni de réseau de chemins adaptés pour compenser la perte des voies antiques. De nouvelles routes n’apparurent que pendant le sursaut économique de la fin du Moyen-âge, mais elles n’étaient pas pavées ou durcie de quelque façon que ce soit. Cela les rendait au mieux peu efficaces par beau temps et presque inutilisables pendant (et après) une averse. De plus, comme elles ne disposaient pas de fondations, l’érosion des sols causée par de fortes pluies pouvaient emporter des tronçons entiers de route. Ainsi l’utilisation des charrettes s’arrêta presque totalement dans l’Europe médiévale, et rien ne vînt remplacer cette perte. Les deux seules options pour se déplacer étaient la marche ou l’équitation pour les plus riches.
En Europe, ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il fut de nouveau possible de se déplacer en véhicule roulant de manière confortable.
Les charges étaient le plus souvent transportées grâce à des animaux de bât (surtout des ânes ou des mules, parfois des chevaux.) ou simplement à dos d’homme. En dehors de l’Angleterre où les véhicules roulants refirent leur apparition dès le XIVe siècle dans certains coins, et la France, où des routes relativement solides (sans pavés mais avec des fondations) furent construites vers la fin du XVIe siècle dans certaines régions, ce n’est qu’au XIXe siècle qu’il fut de nouveau possible de se déplacer en véhicule roulant de manière confortable en Europe – au même moment, le chemin de fer commençait à être déployé.
Des charrettes tirées par des bœufs
Les charrettes tirées par des bœufs furent utilisées durant des siècles en Europe pour déplacer des charges lourdes ou volumineuses qui ne pouvaient pas être déplacées par rivière ou par la mer. Or, le mauvais état des routes nécessitait d’atteler un grand nombre de bœufs, le coût du transport de grosses cargaisons était absolument faramineux et donc uniquement possible sur de très courtes distances. A cause de la friction la nature d’une route affecte grandement l’efficacité du transport sur roues. Dans son ouvrage « Energy in World history » (l’énergie dans l’histoire mondiale), VaclaV Smil écrit :
« Sur une route lisse et sèche, une force d’environ 30kg suffit pour faire rouler une charge d’une tonne. Une surface irrégulière, graveleuse peut multiplier par 5 ce poids. Une route sableuse ou boueuse peut multiplier ce poids par sept voire dix. »
Cela avait de très forte conséquences comme nous l’avons vu dans l’article traitant de l’usage des combustibles fossiles pendant la période pré-industrielle. Peu de pays pouvaient mettre à profit les ressources énergétiques dont ils disposaient, que ce soit du bois, de la tourbe ou du charbon car les transporter par voie terrestre prenait plus de temps et d’énergie (en termes de fourrage pour les animaux) que leurs moyens ne le permettaient. Aient-ils été informés de l’existence de la brouette chinoise, les européens auraient pu mettre en place une stratégie comparable, en utilisant les ressources limitées dont ils disposaient pour construire et entretenir des chemins étroits mais lisses (ainsi que des ponts) tout en réduisant la taille de leurs véhicules. Comme l’ont noté plusieurs des sources historiques mentionnées ci-dessus, la brouette chinoise, si assistée d’un deuxième homme, d’un animal de trait ou en utilisant la force du vent, peut transporter jusqu’à 300kg. C’est très comparable au poids maximum qu’un chariot tracté par des chevaux ou des bœufs transportait dans la Rome Antique (326kg et 490kg respectivement).
Leçons pour l’avenir
Bien évidemment ce n’est pas seulement à sa brouette que la Chine doit le bon fonctionnement de son réseau de communication après le IIe siècle après J.-C. Le fabuleux réseau de canaux artificiels qui complétait cette infrastructure a joué un rôle au moins aussi important. Elle devint d’ailleurs bien plus importante stratégiquement après la dégradation du réseau routier impérial. Par exemple, le Grand Canal qui allait de Hangzhou à Pékin, parcourant une distance de 1800km fut achevé en 1327 après 700 ans de creusement.
En Europe, les premiers canaux (de taille relativement modeste) ne furent construits qu’au XVIe siècle, et la plupart d’entre eux firent leur apparition au cours du XVIIIe et XIXe siècle. La brouette chinoise n’aurait pu à elle seule apporter à l’Europe une infrastructure de transports aussi efficace que celle des chinois, mais elle aurait sans aucun doute facilité grandement la vie en Europe médiévale.
L’histoire de la brouette chinoise nous enseigne également une leçon claire pour l’avenir. Si la plupart d’entre nous aujourd’hui sont loin d’être prêts à troquer leur limousine pour une petite voiture, et ne parlons pas d’abandonner la voiture pour le vélo, on oublie constamment qu’aucun de ces véhicules ne peut circuler sans routes de qualité. Construire et entretenir des routes est un travail éreintant et l’histoire nous montre qu’il n’est pas toujours évident d’y parvenir.
A cet égard il est important de garder à l’esprit que nous ne serons pas aussi chanceux que les habitants de l’Europe médiévale qui ont hérité de l’un des réseau routiers les plus solides et les plus complets au monde. Nos infrastructures routières actuelles, basées principalement sur l’utilisation d’asphalte, sont bien plus proches des routes de la Chine Antique et se dégraderont bien plus vite que les routes romaines si nous devenions incapables de les entretenir. La brouette chinoise, et avec elle bien d’autres moyens de transport low-tech pourrait bien redevenir très utiles à l’avenir.
Sources:
- “Science and Civilisation in China, Volume 4: Physics and Physical Technology, Part 2, Mechanical Engineering”, Joseph Needham, 1965 (the wheelbarrow) “Science and Civilisation in China, Volume 4: Physics and Physical Technology, Part 3: Civil engineering and nautics”, Joseph Needham, 1971 (the road network)
- “Hommel: China at Work”, Rudolf P. Hommel, 1937
- “Farmers of Forty Centuries, or, permanent agriculture in China, Korea and Japan”, F.H. King, 1911
- “The medieval wheelbarrow”, Andrea L. Matthies, in “Technology and Culture”, Vol. 32, No.2, April 1991
- “The origins of the wheelbarrow”, M.J.T. Lewis, in “Technology and Culture”, Vol.35, No.3, July 1994
- “Roads and pavements in France”, Alfred Perkens Rockwell, 1895
- “Voyager au Moyen Age”, Jean Verdon, 2007 (original edition 1998)
- “Histoire générale des techniques” (Tome I / Tome II), Maurice Dumas, 1962
- “Horse hauling: a revolution in vehicle transport in 12th and 13th century England”, John Langdon, 1984
- “A social and economic history of medieval Europe”, Gerald Hodgett, 1972
- “Science and Technology in Medieval European Life”, Jeffrey R. Wigelsworth, 2006
- “Medieval sourcebook: Richer of Rheims: Journey to Chartres, 10th century”, Michael Markowski (webpage)
- “Inland transportation in England during the fourteenth century”, J.F. Williard, 1926
- “The use of carts in the fourteenth century”, J.F. Williard, 1932
- “Energy In World History”, Vaclac Smil, 1994
- “The Subterranean Forest”, Rolf Pieter Sieferle, 2010
- Coming home with riches: the wheelbarrow as an auspicious motif in popular Chinese prints, Antje Richter, 2004
- The wheelbarrow, Engines of our ingenuity, John Lienhard
- Institut d’Asie Orientale: pictures (overview).
- Lantern slide collection, Art, Architecture and Engineering Library.