Le train à grande vitesse (TGV) est présenté comme une alternative soutenable au transport aérien. Selon l’Union internationale des chemins de fer, le train à grande vitesse « joue un rôle clé dans le développement durable et la lutte contre le changement climatique ». En tant que voyageur régulier en train à travers l’Europe, j’ai pu constater que c’est le contraire qui est vrai. Le train à grande vitesse est en train de détruire l’alternative la plus précieuse à l’avion, à savoir le réseau ferroviaire européen classique en service depuis des décennies.
L’introduction d’une liaison ferroviaire à grande vitesse s’accompagne invariablement de la suppression d’une ligne un peu plus lente, mais beaucoup plus abordable, obligeant les passagers à utiliser le nouveau produit plus cher, ou tout simplement à abandonner le train. En conséquence, les hommes d’affaires passent de l’avion au train à grande vitesse, alors que la majorité des Européens utilisent leur voiture, ou prennent des bus et des avions à bas prix (low-cost). Un regard sur l’histoire du chemin de fer européen montre que l’option du train à grande vitesse réservé à une élite est loin d’être obligatoire. A l’origine, l’organisation des services internationaux de trains rapides en Europe s’est accompagnée de prix abordables et de différentes mesures destinées à accroître la vitesse et le confort des voyages en train. Bon nombre de ces trains étaient encore plus rapides que les trains à grande vitesse d’aujourd’hui.
Il y a cinq ans, j’avais promis à mes lecteurs de ne plus prendre l’avion: ce serait en effet hypocrite de la part de l’éditeur d’une publication intitulée Low-tech Magazine publiée uniquement sur Internet. Depuis lors, j’ai voyagé à travers l’Europe presque exclusivement en train (hormis quelques voyages en bateau), ce qui représente quelque 70 000 km de voyages à longue distance. Je suis allé aussi loin au nord que Helsinki, au sud jusqu’à Málaga, et à l’est jusqu’à Budapest. L’Europe possède le réseau ferroviaire le plus étonnant au monde. Il vous emmène n’importe où, n’importe quand, et c’est beaucoup plus amusant et intéressant de voyager en train qu’en avion. Cependant, mon propos n’est pas d’évoquer de manière lyrique les plaisirs du voyage en train sur de longues distances. Chaque année, il m’est plus difficile de tenir ma promesse, et j’estime que la progression du train à grande vitesse est à blâmer. Comme de plus en plus de lignes ferroviaires sont fermées en faveur des lignes à grande vitesse, le coût du voyage international en train devient prohibitif. Curieusement, beaucoup de ces lignes fermées étaient presque aussi rapides, et parfois même plus rapides, que les coûteuses nouvelles lignes « à grande vitesse ». A titre d’exemple, jetons un coup d’œil sur la ligne que j’utilise le plus souvent: celle qui va de Barcelone, en Espagne (où je vis) aux Pays-Bas et en Belgique (où j’ai grandi). Il est maintenant possible de voyager de Barcelone à Amsterdam par le train à grande vitesse, un voyage de 1 700 km. Le dernier maillon entre Barcelone et la frontière française a été inauguré le 15 décembre 2013. On aurait pu penser qu’il s’agissait d’une bonne nouvelle.
Paris – Bruxelles – Amsterdam
Le tronçon entre Paris et Amsterdam est une ligne chargée d’une longue histoire. Le premier train direct entre Paris et Amsterdam a été mis en service en 1927. L’Étoile du Nord, un train exploité par la Compagnie Internationale des Wagons-Lits, une entreprise belge, couvrait les 545 km de trajet en environ 8 heures. Chaque jour, il y avait un train dans les deux sens 1. Au cours des décennies suivantes, le matériel roulant a été modernisé, la capacité de la ligne a été augmentée avec des trains supplémentaires, et la durée du voyage a progressivement été réduite. En 1957, la durée du voyage a été ramenée à 5h 30mn; en 1971, il était de 5 heures et, en 1995, la dernière année de son fonctionnement, l’Étoile du Nord a fait le voyage en 4h 20mn. A cette époque, la ligne était également utilisée la nuit par un train qui mettait 8 heures pour faire le trajet.
En 1996, l’Étoile du Nord a été remplacée par un train à grande vitesse, toujours en service aujourd’hui: le Thalys. Il suit un autre itinéraire, un peu plus long, en passant par Lille (en bleu sur l’illustration). En 2011, lorsque l’ensemble de la ligne a été équipée pour la grande vitesse, la durée du voyage avec le Thalys était descendu à 3h 19mn, soit environ une heure de moins que l’Étoile du Nord en 1995. Quelques années après l’arrivée du train à grande vitesse, le train de nuit direct entre Paris et Amsterdam a également été supprimé. Le gain de temps relativement modeste du Thalys a un coût élevé. Le prix d’un billet pour l’Étoile du Nord était un montant fixe, calculé selon un taux kilométrique. Converti aux tarifs kilométriques actuels des chemins de fer belges, français et néerlandais, un seul billet Paris-Amsterdam sur le même parcours (ligne bleue) coûterait maintenant 66 €, peu importe si vous achetez le billet deux mois à l’avance ou juste avant partir.
Le Thalys est deux à trois fois plus cher que l’Étoile du Nord, alors qu’il est seulement 25 % plus rapide.*
En outre, le prix d’un billet pour le Thalys est déterminé par la date de réservation et calculé en fonction de la demande. Si vous l’achetez à l’avance et si votre heure de départ n’est pas fixe, vous pouvez obtenir un aller simple pour seulement 44 €; les deux tiers du taux kilométrique. Cependant, ce prix – mis en avant par la publicité – est l’exception plutôt que la règle. Si vous achetez un aller simple le jour de votre départ, vous payez 206 € ; soit près de cinq fois plus. La plupart des billets, même achetés deux ou trois semaines à l’avance, coûtent 119 ou 129 €; près de trois fois plus que les tarifs dont il est fait la publicité 2. Dans le jargon du marketing, cette stratégie est appelée « la réduction de la perception du coût des billets » 3 4.
Eliminer les alternatives
Le Thalys est deux à trois fois plus cher que l’Étoile du Nord, alors qu’il est seulement 25 % plus rapide. Pour la plupart des gens, le temps gagné en prenant le train à grande vitesse ne vaut pas le coût supplémentaire. Cependant, depuis que l’Étoile du Nord a disparu, ils ne peuvent plus faire autrement que de payer plus pour voyager en train. Vous pouvez toujours voyager moins cher avec un train moins rapide entre Paris et Amsterdam—sur le même trajet couvert par l’Étoile du Nord. Mais vous devez être très patient: le trajet dure 7 à 8 heures et vous devez changer de train 5 à 6 fois (Paris-Maubeuge-Jeumont-Erquelinnes-Charleroi-Bruxelles-Amsterdam). Un aller simple coûte 66 €, la moitié du tarif le plus commun des Thalys.
Mais c’est une aventure, pas un trajet régulier de train. Et c’est devenu encore plus imprévisible depuis décembre 2012, lorsque le train entre Jeumont (la ville frontière française) et Erquelinnes (la ville frontière belge) a été supprimé. Le voyage comprend maintenant 30 minutes à pied ou 10 minutes en bus à travers la frontière. C’est pourquoi ce trajet n’est pas présent sur les planificateurs d’itinéraires en ligne. Je ne l’ai découvert qu’après avoir appris l’existence de l’Étoile du Nord, lorsque j’ai cherché à suivre son itinéraire. Il y a un autre itinéraire entre Paris et Amsterdam, qui consiste en une combinaison de trains régionaux suivant plus ou moins le même trajet que le Thalys (Paris-Amiens-Lille-Courtrai-Bruxelles-Amsterdam), mais il est plus cher (99 €) et a peine plus rapide.
Vous pouvez toujours voyager à moindre coût avec un train moins rapide entre Paris et Amsterdam, mais le voyage prend autant de temps qu’en 1927 et il faut marcher une demi-heure pour traverser la frontière entre la France et la Belgique.*
De manière assez paradoxale, ceux qui veulent éviter les coûts élevés du train à grande vitesse entre Paris et Amsterdam se retrouvent dans une situation bien pire aujourd’hui qu’en 1927, lorsque le voyage durait également 8 heures, mais qu’il n’était pas nécessaire de changer de train ou de marcher pour franchir la frontière 5.
Barcelone – Paris
Le Thalys n’est pas un cas isolé. L’achèvement du dernier maillon de la ligne à grande vitesse entre Barcelone et Paris, le 15 décembre 2013, a eu une conséquence prévisible : la suppression du train de nuit direct entre les deux villes, la Trenhotel Joan Miró. Cette ligne très populaire avait un train tous les jours dans les deux sens qui couvrait la distance en 12 heures environ, avec un départ autour de 20h30 le soir et une arrivée vers 08h30 le matin. Il a été mis en service en 1974, et a reçu son nom actuel et le matériel roulant en 1991. Encore une fois, mon but n’est pas de m’émerveiller de manière nostalgique sur les cabines confortables, les nappes et les serviettes de la voiture-restaurant, ou d’évoquer les nombreuses rencontres que j’ai pu faire au cours de ce trajet. Regardons simplement les chiffres. Le prix d’un aller-simple sur le Trenhotel Joan Miró était entre 70 € (acheté plus de deux semaines à l’avance) et 140 € (acheté peu de temps avant le départ). Le tarif standard sur le nouveau train à grande vitesse couvrant le même trajet est de 170 €; jusqu’à deux fois plus. Comme pour le Thalys, la publicité met en avant les prix les plus bas (59 €), disponibles avec des réservations anticipées ; mais la disponibilité de ces billets est très, très limitée.
A première vue, il semble que vous obtenez quelque chose de valeur en retour pour ce prix plus élevé : une durée du voyage d’un peu plus de 6 heures. Cependant, les chiffres ne racontent pas toute l’histoire. Sur un train de nuit, les passagers dorment environ sept à huit heures, ce qui réduit la perception du voyage à environ quatre ou cinq heures—plus rapide que le train à grande vitesse. De plus, en prenant ce train de nuit, vous arriviez à Paris ou Barcelone en début de matinée, ce qui peut être très pratique. Si vous souhaitez arriver tôt le matin par le train à grande vitesse, vous devez réserver une chambre d’hôtel afin de prendre le train la veille, ce qui augmente le coût global.
Dès 2014, un aller-retour entre Barcelone et Amsterdam me coûtera au moins 580 € au tarif standard. Avant l’introduction du train à grande vitesse, le coût était de 270 €.
Pour des idiots purs et durs comme moi, il est possible de trouver d’autres solutions encore moins chères. Vous pouvez prendre un train régional de Barcelone jusqu’à la frontière française, soit aller directement vers les Pyrénées (par Latour de Carol-Enveitg) ou le long de la côte (via Cerbère-Portbou). De ces postes frontières, vous pouvez sauter dans un train de nuit vers Paris – en dépit de son vaste réseau à grande vitesse, la France a encore des trains de nuit nationaux. Un aller simple coûte environ 70 à 140 €, correspondant au tarif de l’ancien Trenhotel. Cependant, ce n’est pas vraiment confortable car le trajet dure près de 16 heures, et comprend un changement supplémentaire. Et il faut oublier tout le confort et les extras liés au *Trenhotel *: vous dormez dans une cabine avec six lits au lieu de quatre, et il n’y a même pas une fontaine d’eau potable à bord, sans parler d’un bar ou d’un restaurant. En résumé, à partir de 2014, un aller-retour entre Barcelone et Amsterdam me coûtera au moins 580 € au tarif standard. En 2013, une combinaison du Trenhotel maintenant supprimé et du Thalys m’a permis de voyager par le train pour un tarif standard minimum de 360 €. Et au début des années 1990, la combinaison de l’Étoile du Nord et du Trenhotel m’aurait permis de faire le voyage pour un minimum de 270 € (calculé au taux kilométrique d’aujourd’hui). Le prix a doublé, tandis que la durée du voyage est restée plus ou moins la même.
Allons vers l’Est !
Cependant, Le pire est encore à venir. La ligne à grande vitesse entre Paris et Barcelone a également fermé l’accès à l’Europe centrale et orientale. Contrairement à l’itinéraire de train « lent » qui traverse les montagnes et se dirige tout droit vers Paris, la ligne à grande vitesse fait un virage serré à l’est, en direction de Narbonne et Montpellier dans le sud de la France avant de mettre le cap sur Paris. Si je veux aller en Italie, en Suisse, en Autriche ou au-delà, je dois aller dans le même sens.
L’achèvement de la ligne à grande vitesse entre Montpellier et la frontière espagnole en 2010 a conduit à la suppression de trois trains « lents ». Le premier était le Catalan Talgo, un train direct qui reliait Barcelone et Montpellier depuis 1969. En fait, il roulait à l’origine entre Barcelone et Genève en Suisse, mais la ligne a été raccourcie lorsque la ligne à grande vitesse entre Montpellier et Genève a été ouverte en 1994.
J’ai eu la chance de voyager sur ce train, qui était encore le matériel roulant d’origine, datant de 1969. Mais, une fois encore, mon but n’est pas de faire des évocations nostalgiques. Regardons les chiffres. Le Catalan Talgo reliait Barcelone à Genève en 10 heures jusqu’en 1994. La seule possibilité qui reste aujourd’hui lorsque vous vous rendez à Genève consiste en une combinaison de trois trains à grande vitesse et un train régional avec une durée totale de voyage de 8 à 10 heures—aussi rapide que le Catalan Talgo dans les années 1970, alors que celui-ci était direct. Le train lui-même avait peut-être besoin de quelques rénovations, mais cela ne justifiait sûrement pas la suppression de la ligne directe.
Un trajet en train de Barcelone en Suisse ou en Italie prend maintenant plus de temps qu’avant la mise en service du train à grande vitesse. En dépit de cela, les tarifs ont plus que doublé.
Les deux autres trains ont été supprimés en décembre 2012. Ce sont les trains de nuit : le Trenhotel Pau Casals, qui reliait Barcelone et Zurich (Suisse), et le Trenhotel Salvador Dali, qui reliait Barcelone et Milan (Italie). Ils mettaient chacun environ 13 heures pour accomplir leur trajet, avec un départ autour de 20h30 le soir et une arrivée à 10h00 le matin. La seule façon d’atteindre Zürich maintenant se fait par une combinaison d’au moins deux trains à grande vitesse qui mettent 11 heures. La seule façon de se rendre à Milan aujourd’hui consiste en une combinaison de deux trains à grande vitesse et d’un train régional avec une durée totale de voyage de plus de 12 heures. Un trajet de Barcelone en Suisse ou en Italie prend maintenant plus de temps qu’avant la mise en place du train à grande vitesse. En dépit de cela, les tarifs ont plus que doublé. C’est pourquoi, je songe sérieusement à faire mon prochain trajet à vélo !
Les TGV ne sont pas soutenables
Malgré son efficacité supposée, le train à grande vitesse ne rendra pas mes voyages plus soutenables. Les passagers qui passent de trains à basse vitesse aux trains à grande vitesse, comme je suis obligé de le faire maintenant, augmentent la consommation d’énergie et les émissions de CO2. Cependant, la plupart des Européens ne sont pas comme moi. S’ils voyagent entre Amsterdam et Barcelone, ils prennent l’avion. Si l’on en croit l’Union européenne, qui a fait du train à grande vitesse un élément clé de sa stratégie visant à diminuer la consommation d’énergie et les émissions de CO2 des transports sur longues distances, les passagers qui prennent maintenant des avions se reporteront sur les trains à grande vitesse.
Toutefois, si vous comparez les prix des billets, il est évident que cela ne se passera pas ainsi. Vous pouvez prendre un avion entre Barcelone et Amsterdam avec une compagnie aérienne low-cost pour 100 € si vous réservez une à deux semaines à l’avance, et pour environ 200 € si vous achetez le billet le jour du départ 6. Comparez cela aux 580 € que vous coûtera ce voyage si vous voulez prendre le train à grande vitesse. En outre, le vol dure environ 2 heures. Voler est devenu si bon marché en Europe qu’il est maintenant moins coûteux pour un Londonien de vivre à Barcelone et de faire le trajet en avion chaque jour, plutôt que de vivre et travailler à Londres 7.
Avec l’arrivée des trains à grande vitesse et des compagnies aériennes low-cost, les riches et les pauvres ont tout simplement échangé leur mode de transport sur les longues distances.*
Historiquement, les billets de train ont toujours été moins coûteux que les tarifs aériens. L’arrivée des trains à grande vitesse et des compagnies aériennes low-cost dans les années 1990 a inversé cela. Riches et pauvres ont tout simplement échangé leur mode de transport sur les longues distances : les masses voyagent maintenant par avion, tandis que les élites prennent le train. Comme il y a moins de riches Européens, cela ne va évidemment pas provoquer des économies d’énergie ou une réduction des émissions de CO2.
Les trains à grande vitesse partagent avec presque toutes les autres solutions high-tech prétendument soutenables qui sont commercialisées de nos jours un problème fondamental : ils sont beaucoup trop chers pour pouvoir se généraliser. Cela explique pourquoi l’installation de 10 000 km de lignes de train à grande vitesse n’a pas empêché la croissance du trafic aérien en Europe. De 1993 à 2009, il a augmenté en moyenne de 3 à 5 % par an. On estime qu’il va croître encore de 50 % entre 2012 et 2030 en dépit de la crise économique actuelle et des 20 000 km de lignes à grande vitesse qui doivent encore être construites 8.
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