La différence entre les prix des billets des compagnies low-cost et des trains à grande vitesse est si grande qu’il est impossible de parvenir à un transfert modal significatif de l’avion vers le train. Néanmoins, l’Union européenne et l’Union internationale des chemins de fer ont publié de nombreux rapports indiquant que les gens passent de l’avion au train, permettant des économies d’énergie et une réduction des émissions de CO2. Comment cela est-il possible? Parce que ces rapports sont viciés. Certes, sur un certain nombre de lignes où les trains à grande vitesse ont été introduits, le trafic aérien a diminué de manière significative. En général, lorsque le train à grande vitesse offre une durée de voyage de 3 heures ou moins, il attire au moins 60 % du marché combiné de l’air et du rail. Sur certaines lignes, comme Bruxelles-Paris et Cologne-Francfort, le trafic aérien a complètement disparu. 1
Sur la base de ces chiffres, les partisans des trains à grande vitesse soutenables concluent que la réduction de la consommation d’énergie et des émissions de CO2 est égale aux vols qui ont été « évités », moins la (faible) consommation d’énergie et les émissions générées par les trains à grande vitesse. Cette conclusion est tentante, mais une fois que vous commencez à regarder de près qui utilise ces trains et pourquoi, les choses se révèlent être très différentes.
Tout d’abord, les passagers qui passent de l’avion au train à grande vitesse ne passent pas des compagnies low-cost aux trains à grande vitesse – comme on pouvait s’en douter en comparant les prix des billets. Les effets de substitution les plus importants sont proviennent des passagers voyageant avec des compagnies aériennes traditionnelles, qui ont des tarifs similaires à ceux des trains à grande vitesse 2. De fait, ce sont les compagnies aériennes low-cost qui sont responsables de la croissance du trafic aérien et de l’augmentation de la consommation d’énergie et des émissions de CO2. (Par ailleurs, les trains à grande vitesse, en France, sont branchés en grande partie sur les centrales nucléaires, énergie dont les « déchets durables » vont encombrer les générations futures pour des siècles et des siècles…; NdT)
Les TGV génèrent plus de trafic aérien
Deuxièmement, les études qui prétendent que les trains à grande vitesse présentent un avantage écologique ne prennent pas en compte le trafic supplémentaire généré par ces trains. D’une part, les trains à grande vitesse induisent une nouvelle demande pour le transport en train. Entre 30 et 50 % des déplacements sur un train à grande vitesse sont dus à la nouvelle demande 2 3 4. Ce sont tous les voyages qui n’auraient pas été effectués si le train à grande vitesse n’existait pas. Ces voyages ne remplacent pas un voyage en avion ou en voiture et par conséquent, ne permettent pas d’économiser de l’énergie et des émissions de CO2.
Sans surprise, cette nouvelle demande provient en grande partie de clients aisés. Alors qu’une partie de la demande relève du tourisme, une partie beaucoup plus importante vient des entreprises. Une étude du trafic sur la ligne à grande vitesse entre Rome et Naples en Italie montre que les jours de la semaine, près de 60 % de la nouvelle demande est due à des voyages d’affaires 4. Et que 6 % correspond aux personnes qui ont déménagé de leur résidence de Rome à Naples et qui font l’aller-retour tous les jours – et ce, seulement un an après l’ouverture de la ligne. D’autre part, les trains à grande vitesse génèrent également plus de trafic aérien. Une étude de 56 aéroports et 28 villes au Royaume-Uni, France, Espagne, Italie et Allemagne entre 1990 et 2010 montre que dans la plupart de ces aéroports et villes, le trafic aérien a continué de croître en dépit de la présence de lignes de trains à grande vitesse 5. Une partie importante de ce trafic supplémentaire est liée aux trains à grande vitesse. L’étude révèle que les vols court-courriers ont en effet diminué. Cependant, dans le même temps, les vols moyen et long-courriers (en Europe) ont augmenté. C’est parce que la grande vitesse ferroviaire permet aux aéroports de réaliser plus de vols long-courriers, qui sont plus rentables pour les compagnies aériennes.
Les deux tiers des passagers sur le train à grande vitesse entre Cologne et Francfort sont soit en provenance, soit à destination de l’aéroport.*
En d’autres termes, en réduisant la congestion des aéroports, le train à grande vitesse ouvre la voie à la croissance des compagnies low-cost 1 2 5. Le trafic aérien entre Paris et Bruxelles, et entre Cologne et Francfort a complètement disparu car les compagnies aériennes ont convenu de desservir les principaux hubs aéroportuaires à l’aide de trains plutôt que d’avions. Selon la Deutsche Bahn, l’opérateur ferroviaire national allemand, les deux tiers des passagers sur le train à grande vitesse entre Cologne et Francfort sont soit en provenance, soit à destination de l’aéroport 1. Cependant, leur vol plus long n’aurait pas été possible sans le train à grande vitesse.
Vers un système de transport véritablement soutenable
En conclusion, les clients fortunés passent de l’avion (coûteux) au train (coûteux), au moins en ce qui concerne les moyennes distances pour lesquelles le train est plus rapide, ou aussi rapide, que l’avion. Tous les autres choisissent des compagnies low-cost pour les longues distances, et les voitures ou les bus pour les distances moyennes pour lesquelles le trajet en train à prix abordable n’est plus une option. En général, ils ne voyagent sur des trains à grande vitesse que quand ils sont sur le chemin de l’aéroport pour prendre un vol longue distance ou quand ils peuvent mettre la main sur un billet pas cher. Enfin, presque personne ne choisit le train à grande vitesse lorsque la durée du trajet est supérieure à 5 heures, pas même ceux qui peuvent se le permettre.
Si l’Europe veut rendre son transport à longue distance plus durable, elle n’a pas d’autre choix que de limiter la croissance du trafic aérien d’une manière volontariste. Une telle mesure devrait s’accompagner un système ferroviaire plus abordable, comme celui qui est maintenant en cours de démantèlement, sinon les voyages à longue distance deviendront un privilège des riches. Les rails sont toujours là, cela pourrait donc être fait en un rien de temps. Il est instructif de replacer le point de vue européen actuel sur les trains à grande vitesse dans le contexte historique du développement des chemins de fer. Car ce n’est pas la première fois que le trafic ferroviaire international a été réservé à l’élite. Le train à grande vitesse est le dernier d’une longue histoire de trains européens de luxe destinés aux voyageurs d’affaires, qui semblent apparaître chaque fois que l’économie est prospère, et disparaissent avec la récession.
Le train à grande vitesse est le dernier d’une longue histoire de trains européens de luxe destinés aux voyageurs d’affaires, qui semblent apparaître chaque fois que l’économie est prospère, et disparaissent avec la récession.*
Seuls les riches pouvaient s’offrir les trains Pullman luxueux apparus sur les chemins de fer européens dans les années 1920 6. Ces trains n’avaient que des voitures de première classe. L’Étoile du Nord, la première liaison directe entre Paris et Amsterdam, était un de ces trains.
Les lignes à grande vitesse dans les années 1950
Les trains Pullman ont commencé à proposer des wagons de seconde classe dans les années 1930, durant la récession écono-mique, après quoi l’héritage Pullman dépérit. La crise économique fait alors se reporter la clientèle vers des trajets internationaux en train plus abordables, et cela restera le cas pendant presque trente ans. A la fin des années 1950, les trains pour l’élite font leur retour. En 1957, la liaison ferroviaire directe entre Paris et Amsterdam a été modernisée dans le cadre du projet Trans Europ Express (TEE), qui visait les voyageurs d’affaires. Les trains TEE utilisent seulement des voitures de première classe et les tarifs étaient plus élevés que les frais kilométriques pour les trajets en première classe dans les trains normaux.
Le projet TEE était une réponse à la concurrence croissante des avions, qui étaient à ce moment-là exclusivement utilisés par les gens riches. Les similitudes avec les trains à grande vitesse d’aujourd’hui sont frappantes – les trains TEE ont été commercialisés comme des « avions sur roues ». Des trains plus rapides ont été introduits (avec une vitesse de pointe de 140 km/h) et les distances à parcourir étaient pour la plupart de moins de 500 km. À son apogée en 1974-1975, le réseau TEE était composé de 31 lignes, qui s’étendaient de Copenhague à Barcelone et d’Amsterdam à la Sicile. (Voir l’illustration ci-dessus) 7.
Des TGV pour tout le monde : EuroCity
A la fin des années 1970, le voyage en avion était devenu plus rapide et plus confortable [avec l’introduction du moteur à réaction]. Les hommes d’affaires sont passés de nouveau vers l’avion. En perdant leurs clients aisés, les chemins de fer sont revenus à des trains internationaux abordables – les avions étaient toujours trop chers pour les masses. Il y avait, cependant, la forte concurrence du transport routier. Des milliers de kilomètres d’autoroutes ont été construits et la voiture était devenu le principal moyen de transport longue distance pour la majorité des Européens.
EuroCity et EuroNight représentaient un système de transport à longue distance soutenable, efficace et pas cher qui était le meilleur que l’Europe ait jamais eu.
Les trains TEE ont été équipés de voitures de seconde classe, une tendance qui a finalement abouti au projet EuroCity, lancé en 1987. Les trains EuroCity étaient aussi rapides que les trains TEE, mais ils avaient principalement des wagons de seconde classe et le prix d’un billet était de nouveau basé sur le tarif kilométrique régulier. Dès le début, EuroCity offrait 64 paires de trains internationaux par jour cumulant 50 000 sièges et reliant 200 villes de 13 pays 7.
EuroCity s’est accompagné d’un vaste réseau de trains de nuit (EuroNight), et ensemble ils ont formé un système de transport soutenable et efficace qui était probablement le meilleur que l’Europe ait jamais eu. L’Étoile du Nord qui reliait Paris et Amsterdam jusqu’en 1995 et couvrait la distance en seulement 4h 20mn était un train EuroCity, et le train de nuit sur ce parcours était un EuroNight. Le Catalan Talgo était un train EuroCity, et les Trenhotels relevaient de la classe EuroNight.
La version 1996-1997 du Guide de Thomas Cook pour les trains de nuit européens 8 énumère un total de plus d’une centaine de trains de nuit internationaux en Europe, et plus d’une centaine d’autres trains de nuit nationaux. L’Europe de l’Ouest a démantelé la plupart d’entre eux au cours des dernières années. Quelques exemples : de 21 trains de nuit au départ de la Belgique en 1997, allant aussi loin que Moscou, pas un ne reste. De 36 trains de nuit nationaux en Espagne, seulement huit restent. Naturellement, le Guide annuel des trains de nuit européens a cessé de paraître.
Ce qui rend un train abordable ?
Les trains EuroCity et EuroNight desservent encore l’Europe centrale et orientale, avec comme résultat que des trains rapides internationaux sont encore disponibles à des prix fixes et abordables. Le grand avantage des trains EuroCity et EuroNight est qu’ils ne nécessitent pas une infrastructure ferroviaire unique, ce qui les rend beaucoup moins coûteux à mettre en place. En outre, ils sont moins coûteux à exploiter que les trains à grande vitesse. Cela permet des billets plus abordables, et cela signifie aussi que le réseau peut être étendu à un rythme plus rapide.
Bien sûr, si plus de gens voyagent en train à basse vitesse, l’infrastructure devra être étendue. Mais la construction ferroviaire à basse vitesse est beaucoup moins chère que la construction des lignes et des trains à grande vitesse, qui coûtent en moyenne 18 millions d’euros par km, hors frais d’acquisition des terres et d’études 2. Les trains à grande vitesse circulent souvent sur des lignes en sites propres, dédiées uniquement à la grande vitesse grâce à l’utilisation de courbes plus larges, de dénivelés moins importants, de systèmes d’électrification plus puissants et de systèmes de branchement différents. Logiquement, ces coûts d’investissement élevés, combinés avec des coûts d’exploitation plus importants, conduisent à des billets aux prix plus élevés, et à la suppression des itinéraires de rechange qui pourraient compromettre la viabilité économique d’une nouvelle ligne à grande vitesse 9.
L’infrastructure ferroviaire locale et régionale, qui transporte beaucoup plus de passagers que le train à grande vitesse, est grandement sous-financée dans de nombreux pays européens.
Beaucoup plus d’argent (public) sera donc nécessaire pour compléter le système ferroviaire européen à grande vitesse : sur les 30 750 km de lignes à grande vitesse prévues pour 2030, seulement 10 000 km ont été construits 1. Bien entendu, les coûts d’investissement élevés ont également un effet négatif sur l’entretien du réseau à basse vitesse interne. L’infrastructure ferroviaire locale et régionale, qui transporte beaucoup plus de passagers que le train à grande vitesse, est grandement sous-financée dans de nombreux pays européens du fait du développement des trains à grande vitesse. Le matériel roulant est vétuste, les désertes sont réduites, les retards sont fréquents et les accidents sont en hausse 10.
Ce qui rend un train rapide ?
De toute évidence, limiter la croissance des compagnies aériennes low-cost diminuerait l’intérêt économique du transport aérien pour les voyageurs – c’est le prix que nous devons payer pour des transports soutenables. Mais, comme nous l’avons vu, un réseau de trains « basse vitesse » ne serait pas significativement plus lent qu’un réseau continental de trains à grande vitesse.
La vitesse maximale d’un train n’est qu’un des nombreux facteurs qui influence la durée du trajet. Les trains à grande vitesse européens atteignent des vitesses de 250 à 350 km/h, mais leur vitesse moyenne est beaucoup plus faible. Par exemple, la vitesse moyenne des Thalys entre Paris et Amsterdam est inférieure à 170 km/h. C’est à la portée des trains EuroCity et EuroNight, qui peuvent atteindre la vitesse de 200 km/h.
La vitesse maximale d’un train n’est qu’un des nombreux facteurs qui influence la durée du trajet. Les trains à grande vitesse européens atteignent des vitesses de 250 à 350 km/h, mais leur vitesse moyenne est beaucoup plus faible.
La vitesse de nombreux trains à grande vitesse est limitée en raison, par exemple, de la proximité de zones densément urbanisées (ils doivent ralentir pour atténuer l’impact du bruit et minimiser le risque d’accidents), l’existence de viaducs ou de tunnels (où la vitesse doit être réduite à 160-180 km/h pour des raisons de sécurité), ou la nécessité de gravir des pentes plus raides (et lorsque les pentes plus raides sont évitées, cela entraîne souvent des lignes beaucoup plus longues, ce qui est le cas pour l’ensemble du corridor Barcelone-Paris-Bruxelles) 2.
Dans de nombreux pays européens, les trains à grande vitesse sont combinés avec le trafic ferroviaire normal sur certaines sections de leur itinéraire : seulement 6 000 km des 10 000 km de lignes à grande vitesse sont dédiés à la grande vitesse. Le partage des infrastructures avec des trains plus lents diminue les coûts d’investissement, mais fait aussi baisser la vitesse 1 2 11.
D’autre part, les trains EuroCity doivent répondre à plusieurs critères afin de pouvoir raccourcir la durée de leurs trajets, et beaucoup d’entre eux sont également applicables aux trains à grande vitesse. Par exemple, les trains ne s’arrêtent que dans les villes importantes, le temps d’arrêt dans les gares est inférieur à cinq minutes, le contrôle des frontières se passe à bord, et ces trains sont prioritaires sur les autres afin de respecter les horaires. Ce sont tous ces facteurs qui influent sur la durée des trajets, tout autant que la vitesse du train.
TGV de nuit
Même sur les lignes où les trains à grande vitesse sont nettement plus rapides que les trains normaux – comme entre Barcelone et Paris – ils sont encore plus lents que les trains de nuit qui couvraient la même distance, du moins en ce qui concerne la durée du trajet perçue. Parce que le temps passe vite quand vous êtes sous les couvertures, le train de nuit est l’alternative low-techultime pour le train à grande vitesse. Bien sûr, les trains à grande vitesse pourraient également proposer des trajets de nuit. Il y a quelques mois, l’Union internationale des chemins de fer – qui a un parti pris évident pour les trains à grande vitesse – a publié une étude sur les trains de nuit à grande vitesse, afin d’en évaluer le potentiel 12. Un tel train existe déjà en Chine. « Les trains à très longue distance » pourraient fournir un service de train de nuit sur les corridors de plus de 2 000 km de long. Par exemple, vous pouvez prendre un train le soir à Barcelone et vous réveiller à Hambourg le lendemain matin.
Parce que le temps passe vite quand vous êtes sous les couvertures, le train de nuit est l’alternative low-tech ultime pour le train à grande vitesse.
Cependant, du fait d’un réseau européen fragmenté, le fonctionnement de ces trains de nuit serait une affaire coûteuse. Sur la plupart des lignes, le prix serait d’environ 700 € pour un seul billet juste pour couvrir les coûts d’exploitation du voyage, tel que calculé par l’Union internationale des chemins de fer. Un seul billet pour un vol low-cost de Barcelone à Hambourg coûte de 75 € (commandé jusqu’à 3 semaines à l’avance) à 130 € (commandé un jour avant le départ) 13. En utilisant une combinaison de trains à basse vitesse, le voyage aurait pu être fait auparavant en une nuit et un jour pour moins de 200 €.
Contre le Progrès ?
Bien sûr, le train à grande vitesse est un moyen très confortable de voyager. La question, cependant, n’est pas de savoir si nous aimons l’idée d’un réseau de train à grande vitesse, mais si nous pouvons nous permettre cela. Dépenser des milliards d’argent public pour un réseau de transport qui exclut la majorité de la population n’apparaît pas comme un bon investissement.
Une étude de 2009 réalisée par des chercheurs espagnols analysant l’impact économique de la grande vitesse ferroviaire en Europe 2 relève que :
« La construction, l’entretien et l’exploitation ferroviaire de lignes à grande vitesse peut compromettre sensiblement à la fois la politique de transport d’un pays et le développement de son secteur des transports pour des décennies… Une revue exhaustive de la littérature économique spécifique montre que l’effort de recherche consacré à l’analyse économique des investissements dans les chemins de fer à grande vitesse est presque insignifiant… Ces investissements méritent un examen plus attentif, bien au-delà du battage médiatique technologique et les chiffres de la demande… Décider de rejeter la construction d’une ligne ferroviaire à grande vitesse n’est pas nécessairement une position contre le progrès ».
En moins de 10 ans, l’Espagne a construit le réseau ferroviaire à grande vitesse le plus étendu d’Europe. Aujourd’hui, le pays est virtuellement en faillite et peut difficilement faire rouler ses trains…