Se déplacer en avion est désormais moins cher que d’emprunter le train ou la voiture. Pourtant, la crise environnementale, l’épuisement des ressources en combustibles fossiles et la forte augmentation des prix du kérosène pourraient faire des voyages en avion un privilège de nouveau réservé aux riches.
Cela ne signifierait pas pour autant la fin du tourisme de masse. Avant l’essor du transport aérien de masse dans les années 1960, on parcourait le globe à bord de majestueux paquebots. Au-delà de la nostalgie pour cette époque, la réouverture de lignes de paquebots pourrait offrir une alternative moins énergivore (bien que plus lente) aux voyages en avion.
Avant l’essor du transport aérien de masse dans les années 1960, on parcourait le globe à bord de majestueux paquebots.
Les compagnies aériennes du monde entier essaient tant bien que mal de réduire la consommation énergétique de leurs flottes d’appareils – en concevant des avions plus légers, des moteurs à meilleur rendement, en enlevant toute masse superflue dans les cabines, ou encore en réduisant les vitesses de vol.
En parallèle, elles ont initié des recherches sur des carburants alternatifs, tels que les algues, l’huile de coco, l’hydrogène et l’énergie solaire. Mais aucune de ces pistes ne pourra maintenir le transport aérien à des coûts aussi bas si les prix du kérosène continuent d’augmenter. L’efficacité énergétique a quant à elle ses propres limites, et les carburants alternatifs pour l’aérien constituent une solution encore très hypothétique ; peut-être devrions-nous d’abord essayer de faire rouler nos voitures avec des carburants dits « propres » sans détruire l’environnement avant d’y avoir recours pour les long-courriers. Il n’y a pas d’alternative au kérosène.
Les paquebots
On a souvent affirmé qu’il n’y avait pas non plus d’alternative à l’avion pour voyager sur des longues distances. C’est peut-être vrai aujourd’hui, mais cette alternative a pourtant bel et bien existé, et a été abonnée à cause de l’avion, précisément. A partir du milieu du 19ème siècle et jusqu’aux années 1960, des millions de personnes ont traversé les océans du globe à bord de paquebots. Plusieurs centaines de paquebots furent construits sur cette période. La plupart d’entre eux étaient de petite taille et relativement lents, mais les superliners qui traversaient l’Atlantique Nord pour relier l’Europe et l’Amérique du Nord étaient des navires rapides, dont la capacité de passagers était bien plus grande que celle des avions actuels (cessites web donnent un bon aperçu des principaux paquebots historiques).
L’apparition des navires motorisés (d’abord alimentés au charbon-vapeur, plus tard au diesel) a permis un bond spectaculaire à la fois en vitesse et en fiabilité. Là où les voiliers mettaient un à deux mois pour traverser l’Atlantique, les premiers bateaux à vapeur réalisaient la traversée en seulement 15 jours. Les bateaux à vapeur ont en outre permis de connaître à l’avance la durée des voyages ; des lignes régulières purent ainsi être établies.
Pendant la centaine d’années qui suivit, la vitesse et la capacité de transport de passagers connurent toutes deux une forte et constante augmentation. Le United States, en service de 1952 à 1969, détient encore le record du paquebot le plus rapide jamais construit : il effectuait la traversée de l’Atlantique en 3 jours et 12 heures, à une vitesse de plus de 54 km/h. Soit 10 à 20 fois plus vite qu’un voilier.
Contrairement aux paquebots de croisière actuels, les paquebots de ligne étaient conçus pour la vitesse. Les nations étaient en compétition permanente ; c’était à quel pays possèderait le navire le plus rapide. Des milliers de d’Européens ont émigré aux États-Unis, en Australie et au Canada à bord de ces paquebots. Ils ont entraîné un certain essor touristique au cours des années 1920, et ont servi de moyen de transport principal entre les pays Européens et leurs colonies.
Malgré cela, la rapide croissance du trafic maritime des paquebots s’arrêta assez brutalement avec l’essor d’un transport aérien rapide et peu coûteux. Les avions à hélice comme le DC-3, utilisés dans les années 1930 et 1940, ont révolutionné les voyages sur moyennes distances, mais leur vitesse (240 km/h) et leur autonomie (1 650 km) étaient encore trop limitées pour concurrence sérieusement les paquebots transatlantiques. Ce n’est qu’avec l’arrivée des avions à réaction à la fin des années 1950 que les paquebots ont perdu leur raison d’être.
L’abolition des distances
La plupart des paquebots furent mis hors service au cours des années 1960 – certains furent convertis en bateaux de croisière. Voyageant à 900 km/h, les avions à réaction réduisirent la durée du voyage Paris - New York à moins de 8 heures – 10 fois plus rapide que le United States. Les réacteurs ont ainsi aboli la notion même de distance et d’éloignement : n’importe quel endroit sur Terre peut désormais – en théorie du moins – être atteint en moins de 24 heures.
Les ferries embarquent non seulement des passagers, mais également leurs voitures. Or les voitures prennent plus de place et pèsent plus lourd que les passagers ; il s’agit donc d’une manière très peu efficace de transporter des personnes.
Il est cependant intéressant de noter que les distances se sont « contractées » d’au moins autant par le passage des voiliers aux paquebots (qui ont, en outre, introduit la régularité des temps de voyage) que lors du changement des paquebots aux avions de ligne. Aujourd’hui, un seul bateau assure encore des liaisons transatlantiques : le Queen Mary 2. En prenant cet énorme paquebot comme référence, substituer le transport par paquebot à l’avion ne semble pas faire de grosse différence. A sa vitesse de croisière, le navire délivre une puissance moteur de 90 000 kilowatts. Rapportée à sa capacité maximale de 2 620 passagers, cela équivaut à 34 kilowatts par personne.
Un Boeing 747 a une puissance moteur en sortie de 65 000 kilowatts et peut transporter environ 500 passagers. Cela revient à 130 kilowatts par passager (par comparaison, les voitures ont une puissance de sortie maximale entre 50 à 300 kilowatts, voire plus). Par conséquent, pour transporter un passager à travers l’Atlantique, un avion nécessite 4 fois plus de puissance moteur qu’un navire.
Néanmoins, la question de la consommation de carburant ne peut être réduite à la puissance de sortie, puisqu’elle ne prend pas en compte la durée du trajet ni le rendement énergétique des moteurs. Elle laisse en outre hors champs les émissions de fumées toxiques et de CO2, car les moteurs des navires utilisent des carburants plus polluants que ceux des avions. Par conséquent, défendre la réouverture de lignes de paquebot impliquerait au préalable un certain nombre de progrès radicaux, qu’il n’est pas difficile d’identifier.
Comme des sardines
A bord d’un avion, les passagers sont serrés comme des sardines, tandis que sur un navire de la taille du Queen Mary 2, l’usage qui est fait de l’espace est loin d’être optimal. Le navire a beau avoir la vitesse d’un paquebot, il est conçu comme un bateau de croisière. Pour donner une idée, le Queen Mary 2 affiche fièrement 15 restaurants et bars, 5 piscines, un casino, une salle de billard, un théâtre et un planétarium. Ses cabines disposent de balcons. Dans un avion chaque passager est attaché sur un siège – et c’est tout.
500 000 passagers
Combien de passagers pourrait-on faire tenir dans le Queen Mary 2 s’ils avaient à leur disposition aussi peu d’espace et de distraction que les passagers d’un avion de ligne gros-porteur ? Le navire affiche une jauge brute de presque 150 000 GT – la jauge brute ou « tonnage brut » est une unité de mesure qui détermine la capacité de transport d’un navire ; exprimée en GT (tonneaux de jauge brute) ou m3, elle comprend toutes les pièces y compris, par exemple, la salle des machines et les cabines d’équipage. Dans le cas du Queen Mary 2, cela représente 57 tonneaux de jauge brute par passager. En comparaison, un Boeing 747 a une jauge brute de 129 GT – soit 0,26 tonneaux par passager. Si l’on entassait les gens à bord du Queen Mary 2 comme on serre les passagers dans un avion, le navire pourrait transporter plus de 500 000 personnes.
Même sans rendre les moteurs de navires plus propres et efficients, le transport maritime (ici, transatlantique) en deviendrait largement plus écologique que les voyages en avion. En transportant 500 000 personnes, la puissance moteur du Queen Mary 2 serait réduite à 0,18 kilowatts par passager – ce qui est comparable à la puissance d’un cycliste bien entraîné, et 700 plus efficient que la puissance de sortie par passager d’un avion. En prenant en compte la durée du voyage, le bateau demeurerait, sur ce plan, 70 fois meilleur que l’avion.
Le ferry de Staten Island
Etonnamment, peu de navires peuvent se targuer d’atteindre de tels chiffres. Le meilleur exemple en est le ferry de Staten Island, ligne reliant Manhattan et Staten Island à New York. D’une façon générale, les ferries font rarement un usage optimal de l’espace, car la plupart d’entre eux embarquent non seulement des passagers, mais également leurs voitures. Or les voitures prennent plus de place et pèsent plus lourd que les passagers ; il s’agit donc d’une manière très peu efficace de transporter des personnes (certains ferries sont, par ailleurs, aussi luxueusement aménagés que de bateaux de croisière). Mais le ferry de Staten Island n’embarque (désormais) plus de voitures.
Les ferries de cette ligne – dont la capacité peut dépasser les 6 000 passagers – ont une jauge brute par passager de 0,38 à 0,55 GT. Ce n’est que légèrement supérieur à ce que l’on observe dans un avion long-courrier. Evidemment, la traversée sur le ferry de Staten Island ne dure que 25 minutes, tandis que traverser l’Atlantique entassés dans un avion de ligne prend moins de 10 heures. Embarquer 500 000 passagers à bord du Queen Mary 2 semble donc être une hypothèse très optimiste, étant donné que le voyage durerait plus de 3 jours – un peu d’espace pour se dégourdir les jambes serait plus qu’appréciable.
Néanmoins, transporter plus de passagers implique d’embarquer plus de nourriture, de gilets de sauvetage, et impliquerait également une production beaucoup plus élevée de déchets. Par conséquent, réduisons cette hypothèse de 500 000 passagers à seulement 30 000 passagers. Ce chiffre n’est pas choisi au hasard.
Une hypothèse réaliste : 30 000 passagers
Le Queen Mary 1, qui sillonna l’Atlantique de 1936 à 1967, fut, à l’instar de beaucoup d’autres paquebots, converti en navire de guerre pendant la Seconde Guerre Mondiale, allant jusqu’à transporter 15 000 soldats américains. Lors d’une traversée, il embarqua 16 082 soldats – le plus grand nombre de passagers jamais transportés sur un seul navire. La jauge brute du Queen Mary 2 étant quasiment deux fois plus grande que celle du Queen Mary 1, il devrait théoriquement être possible d’embarquer 2 x 15 000 = 30 000 personnes sur un tel navire. Cela reviendrait à 5 tonneaux de jauge brute et 3 kilowatts de puissance moteur par passager.
Ces chiffres correspondent sensiblement à ce que l’on observait sur les anciens paquebots de la fin du 19ème siècle et début du 20ème siècle. Le Kaiser Wilhelm der Große, paquebot allemand lancé en 1896, affichait une jauge brute par passager de seulement 9,5 GT environ. Même le tristement célèbre Titanic avait une jauge brute de seulement 18,5 GT par passager.
Si les passagers du Queen Mary 2 disposaient d’autant d’espace que ceux du (luxueux) Titanic, le navire pourrait toujours embarquer 8 000 personnes, soit trois fois plus que sa capacité actuelle (et même plus, en réalité, car les salles des machines étaient beaucoup plus grandes sur les anciens paquebots que sur ceux d’aujourd’hui). Ainsi, l’idée de transporter 30 000 personnes à bord du Queen Mary 2 semble loin d’être irréaliste ou excessivement inconfortable (ceci est inconfortable). Il faudrait 60 avions de ligne pour transporter ces 30 000 passagers.
Un tourisme durable
Chacun des 30 000 passagers disposerait, à bord du Queen Mary 2, de 20 fois plus d’espace que dans un avion, tout en mobilisant 43 fois moins de puissance moteur (sur l’hypothèse que les deux moteurs ont un rendement similaire). En prenant en compte la durée du voyage, le navire demeure 4 fois plus économe en énergie que l’avion. Voilà qui pourrait s’avérer utile dans la perspective d’un pic pétrolier mondial.
Si le prix du transport aérien devenait trop cher pour la plupart des gens, les paquebots pourraient continuer d’assurer voyages et tourisme de masse à des prix démocratiques. Il y aurait, bien sûr, une autre contrepartie : le monde redeviendrait vaste. Londres et Paris seraient à nouveau à 3 jours et 12 heures de distance. Les ingénieurs pourraient concevoir des navires plus rapides, mais cela se ferait au prix d’une forte augmentation des consommations de carburants. La majorité des navires à grande vitesse (aéroglisseurs, catamarans, hydroptères) ont été abandonnés à cause de consommations trop importantes de carburant.
Malheureusement, les gouvernements et entreprises conservent une foi inébranlable en des aéroports toujours plus grands et des avions toujours plus rapides, comme s’il n’existait aucune alternative.
Revenir aux paquebots rallongerait certes les voyages longue distance ; cela changerait le monde et la société tels que nous les connaissons, mais ne remettrait pas fondamentalement en cause la civilisation moderne, ni le tourisme ou l’économie. Il deviendrait plus difficile de faire un weekend de shopping à Paris en habitant à New York et en n’ayant que 3 jours de libre. Mais cela serait toujours possible, à condition de prendre le temps. Malheureusement, les gouvernements et entreprises conservent une foi inébranlable en des aéroports toujours plus grands et des avions toujours plus rapides (tel le Lapcat), comme s’il n’existait aucune alternative.
Les carburants polluants
Un autre point très important. Substituer les paquebots aux avions serait plus écologique, à condition de réduire la pollution des moteurs marins. La plupart des navires utilisent des carburants diesel (non raffinés) qui polluent l’air et contribuent au réchauffement de l’atmosphère. Mais il ne s’agit pas tant d’un problème technologique que d’un manque de volonté politique. Il suffirait d’une réglementation (beaucoup) plus stricte (en cours d’élaboration).
Enfin, l’énergie éolienne et solaire pourraient également aider à réduire la consommation de carburant des navires (voir ces articles du Low-Tech Magazine. Le traitement des eaux usées et la gestion des déchets sont d’autres questions qu’il s’agirait d’étudier – qui, un fois de plus, ne devraient pas être néfastes pour l’environnement, mais le sont à l’heure actuelle à cause d’un manque de législation et de contrôles (voir cet article pour en savoir plus sur les pratiques assez révoltantes des bateaux de croisière).
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