Pour ériger des monuments titanesques, les hommes ont dû se servir de leur force, de leur sens de l’organisation et redoubler d’inventivité pour fabriquer des mécanismes ingénieux depuis le début de la civilisation jusqu’à la révolution industrielle. Ils étaient en mesure de soulever de très lourdes charges que la plupart des grues de chantier modernes seraient incapables de manipuler.
La grue manuelle la plus puissante de l’histoire multipliait la force de l’homme par 632.
La grue à tour la plus utilisée dans la construction de nos jours peut soulever 12 à 20 tonnes. La puissance de ce type de grue aurait été absolument insuffisante pour ériger de nombreux monuments du passé.
On compte près de 140 pyramides découvertes, construites entre 2750 et 1500 av. J.-C. La plupart des pierres qui les composent pèsent « seulement » 2 à 3 tonnes chacune, mais elles contenaient aussi des pierres de 50 tonnes, et parfois même plus lourdes. Le temple d’Amon-Rê de Karnak abrite un labyrinthe de 134 colonnes de 23 mètres de haut, soutenant des architraves qui pèsent chacune 60 à 70 tonnes.
La colonne Trajane, située à Rome, a un fût composé de 18 blocs. Il pèse plus de 53 tonnes et il a été soulevé à 34 mètres de hauteur. Le temple romain de Jupiter à Baalbek a été construit avec des blocs de pierre pesant plus de 100 tonnes qui ont été soulevés à une hauteur de 19 mètres. Aujourd’hui, pour soulever des poids de 50 à 100 tonnes à ces hauteurs, il faudrait une grue comme celle-ci.
Parfois, nos ancêtres soulevaient des pierres plus lourdes encore. Le mausolée de Théodoric le Grand situé à Ravenne a été érigé autour de 520 apr. J.-C. Il comprend un bloc de pierre qui pèse près de 275 tonnes et qui a été soulevé à une hauteur de 10 mètres. Le temple du pharaon Khéphren en Égypte est constitué de blocs monolithes pesant jusqu’à 425 tonnes.
Le plus grand obélisque égyptien pèse plus de 500 tonnes et mesure plus de 30 mètres. Un autre obélisque en Éthiopie, situé dans l’ancien royaume d’Aksoum, date du IVe siècle apr. J.-C. Il atteignait une hauteur similaire pour un poids de 520 tonnes. Les colosses de Memnon, deux statues de 700 tonnes chacune, mesurent 18 mètres de hauteur. Les murs des temples romains de Baalbek datant du Ier siècle av. J.-C. ont été construits avec près de 30 monolithes pesant 300 à 750 tonnes chacun.
Seules les grues les plus puissantes d’aujourd’hui seraient capables de soulever des pierres de ce calibre (voir l’image ci-dessus. plus d’informations ici).
Soulever du matériel de construction à des hauteurs impressionnantes ne semblait pas poser problème non plus. Le phare d’Alexandrie daté au IIIe siècle av. J.-C mesurait plus de 76 mètres de haut. Certaines pyramides égyptiennes atteignent 147 mètres de hauteur. On peut compter près de 80 cathédrales et 500 églises du Moyen-Âge qui mesurent jusqu’à 160 mètres de haut. Une telle hauteur est tout simplement hors de portée de toutes les grues modernes, mis à part les modèles les plus récents de grues sur chenille (voir l’image ci-dessous) qui sont bien plus performants.
La puissance de levage humaine
Comment ces civilisations anciennes étaient-elles capables de soulever de telles charges sans l’aide de machines sophistiquées ? Les monuments qu’elles ont laissés derrière elles sont d’autant plus impressionnants lorsque l’on voit le type de grue moderne qu’il faudrait pour réaliser le même exploit. En réalité, ils disposaient bien de machines sophistiquées. Mais à la différence des grues modernes qui fonctionnent grâce aux énergies fossiles, ces machines étaient alimentées par la seule force du corps humain.
En réalité, il n’y a pas vraiment de limite de poids ou de hauteur que les humains peuvent soulever à la seule force de leurs muscles. La vitesse de levage est le seul avantage que les grues à énergie fossile présentent.
Bien sûr, cela ne veut pas dire que les hommes, qu’ils soient seuls ou à plusieurs, peuvent soulever n’importe quelle charge à n’importe quelle hauteur. C’est d’ailleurs pour cela que des machines pensées pour améliorer la puissance de levage humaine sont inventées depuis plus de 5 000 ans.
Les engins de levage étaient principalement utilisés pour les projets de construction. Plus tard, ils ont aussi été employés pour charger des marchandises, hisser les voiles de bateaux ainsi que dans des mines.
La vitesse de levage est le seul avantage que les grues à énergie fossile présentent.
La vitesse de levage des premiers mécanismes inventés était extrêmement lente et il fallait beaucoup d’hommes pour les manipuler. Tout a changé à la fin du XIXe siècle, juste avant l’avènement de la machine à vapeur. Les engins de levage sont devenus si élaborés qu’un homme pouvait soulever d’une seule main une charge de 15 tonnes en un rien de temps.
Un avantage mécanique
Tous les engins de levage ont un avantage mécanique (AM) qui se calcule en faisant le rapport entre la force résistance et la force motrice. Une force appliquée plus basse doit toujours être appliquée sur une distance supérieure à celle parcourue par la force motrice obtenue ; ainsi le ratio des distances est appelé rapport de vitesse (RV).
En théorie, AM = RV. Ainsi, sur une machine avec un AM de 2 pour 1, la force appliquée est la moitié de la force motrice obtenue, mais doit être exercée sur le double de la distance. En pratique, la friction réduit toujours l’avantage mécanique théorique d’une machine. (source).
Rampes et leviers
Certaines personnes pensent que les Égyptiens auraient inventé une machinerie de levage sophistiquée, mais la plupart des historiens s’accordent à dire qu’ils se servaient uniquement de plans inclinés, un moyen de levage très simple, à l’aide de rampes (voir les illustrations ci-dessous, sur la droite) et de leviers qui fonctionne selon le même principe que les balançoires à bascule (voir l’illustration à droite). Les obélisques étaient aussi probablement dressés grâce à des rampes.
Lorsqu’un objet est déplacé à l’aide d’une rampe, la distance à parcourir est plus grande, mais il faut moins de force que s’il était à la verticale. L’avantage mécanique d’un plan incliné est égal à la distance divisée par l’inclinaison de la pente. L’avantage mécanique d’un levier est la distance entre le point d’appui et le point où la force est appliquée, divisé par la distance entre le point d’appui et la charge à soulever.
Cette méthode utilisée par les Égyptiens offre un avantage mécanique indéniable. Elle est bien plus efficace que simplement tirer à la verticale un poids avec une corde. Cependant, elle demandait beaucoup de main-d’œuvre pour tirer et pour retourner les pierres (il fallait 50 personnes pour tirer un bloc de pierre de 2,5 tonnes) et pour monter et démonter les gigantesques rampes en terre qu’il fallait mettre en place.
Les historiens estiment qu’il fallait entre 20 000 à 50 000 hommes, parfois davantage, pour construire une pyramide. De nos jours, une structure similaire pourrait être construite à l’aide de grues modernes et d’une petite main-d’œuvre en seulement quelques années, alors que la plupart des pyramides ont été érigées sur plusieurs décennies.
L’avènement de la grue : la poulie
Les premières grues sont apparues en Grèce entre la fin du VIe et le début du Ve siècle av. J.-C. Les Romains, désireux de bâtir de larges monuments, ont adopté cette innovation et l’ont adaptée à leurs besoins. Les premières grues étaient très simples : elles comportaient une simple poulie attachée à une corde. Avant d’être employée pour soulever des charges, la poulie simple était déjà utilisée depuis le VIIIe ou le IXe siècle av. J.-C. pour fabriquer des chadoufs qui servaient à puiser de l’eau.
Une poulie simple n’ajoute pas d’avantage mécanique en soi, mais elle tire la corde vers le haut plutôt que vers le bas, ce qui facilite l’action. Pousser un objet vers le haut, à la verticale, avec une seule main, génère environ 150 newtons, alors que pousser vers le bas, à la verticale, toujours avec une seule main, génère environ 250 newtons. (source).
L’avantage mécanique des grues a augmenté petit à petit avec l’introduction de nouvelles innovations. La poulie composée, un assemblage de poulies simples, est une innovation majeure du IVe siècle av. J.-C. qui est toujours utilisée. L’avantage mécanique est égal à la quantité de poulies utilisées.
Le « trispastos », une grue à trois poulies, est constitué de deux poulies fixées à la grue et d’une poulie mobile suspendue. Le trispastos a un avantage mécanique de 3 sur 1. Le « pentaspostos », une grue à cinq poulies organisées de manière similaire, a un avantage mécanique de 5 sur 1.
Un homme seul peut soulever une charge qu’il ne serait pas en mesure de porter à l’aide d’une poulie composée. Si on considère qu’un seul homme tirant sur une corde peut exercer une force de 50 kg, il pourra soulever (ou abaisser) un poids de 150 kg en utilisant un trispastos et 250 kg en utilisant un pentaspostos. Il en va de même pour les cordes. Une corde avec une résistance à la traction de 50 kg peut soulever (ou abaisser) un poids de 150 kg avec un trispastos et de 250 kg avec un pentaspostos.
Un homme peut soulever cinq fois la charge qu’il serait en mesure de porter grâce à un pentaspostos ; cependant, la corde doit être tirée sur une distance cinq fois plus grande.
Encore une fois, la contrepartie de la poulie composée — soit la distance à parcourir — ralentit la vitesse de levage. Soulever un poids à 3 mètres de hauteur en utilisant un trispastos demande de tirer la corde sur 9 mètres, alors que soulever un poids à la même hauteur avec un pentaspastos demande de la tirer sur 15 mètres.
En théorie, un nombre illimité de poulies peut être utilisé, mais en réalité, la friction limite le nombre de poulies à cinq sur ces grues antiques. Si plus de puissance de levage était nécessaire, plutôt que d’augmenter le nombre de poulies par blocs, les Romains utilisaient deux ou plus palans de trois à cinq poulies, avec chaque groupe fonctionnant indépendamment des autres (un « polyspastos »). Bien sûr, chaque corde peut aussi être tirée par plusieurs hommes à la fois pour augmenter la puissance de levage. La puissance perdue à cause de la friction sur les grues romaines et médiévales est estimée à 20 % tout au plus. (source).
Les treuils et les cabestans
L’introduction des treuils et des cabestans marque une avancée majeure dans l’histoire des engins de levage : il n’y avait plus besoin de tirer sur une corde. Ils ont été inventés à peu près en même temps que la poulie composée. Ces deux dispositifs sont très similaires, à la différence que le treuil est employé sur un axe horizontal et que le cabestan est utilisé sur un axe vertical.
Les deux utilisent des anspects ou des leviers insérés dans un tambour pour gagner un avantage mécanique grâce à la rotation, calculé en fonction du rayon de l’anspect par rapport à celui du tambour ou de l’essieu. L’avantage mécanique du treuil est calculé en fonction du rayon de l’essieu par rapport à celui de l’anspect.
Ainsi, un essieu de 5 cm avec des anspects de 30 cm de long a un avantage mécanique de 6 sur 1. Un homme peut donc soulever 6 fois la charge qu’il pourrait supporter en tirant sur une corde s’il utilise un treuil. Cependant, pour enrouler 1 mètre de corde, les anspects doivent être poussés sur 6 mètres.
La roue de carrier a été utilisée jusqu’à la fin du XIXe siècle.
Les treuils et les cabestans ont des performances accrues lorsqu’ils sont combinés avec des poulies composées. Un pentaspostos manipulé par un seul homme qui exerce une force de 25 à 50 kg sur un treuil peut soulever un poids d’entre 750 et 1 500 kg (25 ou 50 kg x 6 x 5 = 750 ou 1 500 kg). À l’époque des Égyptiens, il fallait entre 30 à 60 hommes pour hisser une pierre de 1 500 kg en haut d’une rampe.
Tout comme les cordes, les treuils et les cabestans doivent être manipulés par plusieurs personnes. Il faut deux personnes pour les treuils et beaucoup plus pour faire fonctionner un cabestan. Les cabestans peuvent être aussi poussés par des bêtes de somme. Un cabestan actionné par quatre hommes a un avantage mécanique similaire au treuil lorsqu’il est manipulé par deux personnes. Ces deux engins de levage exercent une force de 25 à 50 kg et ils peuvent soulever, si on fait abstraction de la friction, 3 à 6 tonnes (100 ou 200 kg x 6 x 5 = 3 000 ou 6 000 kg). Dans les deux cas cependant, pour chaque mètre soulevé, il faut tirer 30 mètres de corde.
La roue de carrier
La roue de carrier est un engin de levage bien plus puissant que le treuil ou le cabestan. Elle est mentionnée pour la première fois dans une source datant de 230 av. J.-C. et elle est l’une des innovations majeures dans l’histoire des engins de levage qui a été utilisée jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle. Les roues de carrier mesurent souvent 4 à 5 mètres de diamètre. Elles ont un avantage mécanique plus grand que celui des treuils et des cabestans puisque son rayon est plus large que celui de l’essieu.
Elles ne sont pas actionnées par la force du bras et de l’épaule d’une personne comme pour les treuils et les cabestans, mais par l’énergie générée en marchant (et pas en courant comme on pourrait le penser) à l’intérieur de la roue. Une roue de carrier de rayon de 213 cm et dont le tambour a un rayon de 15 cm a un avantage mécanique de 14 sur 1. Le calcul suivant admet une roue de carrier de 456 centimètres de diamètre : 2 x 213 cm de rayon de la roue + 2 x 15 cm de rayon du tambour (diamètre = 2 x le rayon). (source).
Un homme dans une roue de carrier qui contrôle un pentaspastos en exerçant une force de 50 kg a un avantage mécanique de 14 sur 1 et il peut soulever un poids de 3 500 kg. C’est environ 70 fois plus que la charge qui peut être soulevée à l’aide d’une poulie simple.
Certaines grues (surtout les grues de quai à partir du Moyen-Âge) étaient équipées de deux roues de carrier attachées au même essieu. Elles pouvaient ainsi soulever environ 7 tonnes.
Les roues de carrier étaient suffisamment larges pour que deux personnes marchent côte à côte. Ainsi, une grue avec deux roues de carrier pouvait être opérée par quatre personnes et pouvait soulever au maximum 14 tonnes, soit la charge qu’une grue moderne peut supporter. Même en prenant en compte les 20 % de perte dus à la friction, cela fait toujours 11,2 tonnes.
Une large roue de carrier offre un avantage mécanique de 14 sur 1
Cela veut dire que les personnes dans la roue devaient marcher 140 mètres pour soulever un poids à une hauteur de 10 mètres. En marchant à une vitesse de 5 kilomètres par heure, la charge pouvait être soulevée à une vitesse de 0,35 km/h, soit quasiment 6 mètres par minute (la vitesse de la roue divisée par celle du poids = le rayon de la roue divisé par celui du tambour). (source).
Le « château » de Domenico Fontana
La capacité de levage des anciennes roues de carrier est impressionnante, mais elle n’est pas toujours suffisante ; vous avez peut-être remarqué que certaines constructions romaines mentionnées au début de l’article contenaient des blocs de pierre bien plus lourds que cela.
Les Romains ont même fait venir des obélisques d’Égypte qui pesaient parfois plus de 500 tonnes pour les exposer. Comment ont-ils réussi à transporter d’aussi lourdes charges avec des grues qui ne pouvaient soulever que 6 ou 12 tonnes ? En fait, à l’instar des techniques modernes, ils combinaient plusieurs engins de levage pour pouvoir les manipuler.
Une méthode était de construire une gigantesque tour de levage qui fonctionnait grâce à plusieurs cabestans au sol. L’avantage mécanique des cabestans est beaucoup plus faible que celui d’une roue de carrier, mais davantage de personnes pouvaient les faire fonctionner, et donc il fallait moins de machines pour soulever ces lourdes charges.
Il était également possible d’employer des bêtes de somme. Les techniques de levage de l’époque sont mentionnées par quelques auteurs romains. Mille ans après, le maître d’œuvre du Vatican, Domenico Fontana a détaillé les méthodes employées dans un ouvrage qui nous est parvenu.
En 1586, le pape Sixte-Quint a demandé de déplacer l’obélisque du Cirque Maxime qui pèse 344 tonnes pour le disposer au centre de la place Saint-Pierre qui venait d’être achevée. Il fallait le déplacer de 256 mètres seulement, mais c’était une manœuvre délicate. Fontana raconte les détails de son entreprise dans son ouvrage La translation de l’obélisque du Vatican en 1589. À cette époque, le matériel de levage, les engins et les méthodes n’avaient pas beaucoup changé depuis celle les Romains. Les spécialistes estiment donc que les Romains soulevaient leurs pierres d’une manière similaire.
Domenico Fontana a fait construire une tour de levage en bois, qu’il appelle « château », de 27,3 mètres de haut et qui comportait des cordes longues de 220 mètres et 40 cabestans. Il fallait 800 hommes et 140 chevaux pour la manœuvrer, et 907 hommes et 75 chevaux pour abaisser l’obélisque.
Ce projet a duré plus d’un an, entre la construction du « château », de ses cabestans, celle des autres engins de levage employés et le transport de l’obélisque sur des rouleaux en bois. Pourtant, il a seulement fallu 13 heures et 52 minutes pour déplacer l’obélisque. À la suite de cette opération réussie, de nombreux obélisques ont été déplacés dans Rome. L’un d’eux pesait 510 tonnes.
Ce projet a nécessité la construction d’une tour de levage en bois de 27,3 mètres de hauteur qui comprenait des cordes longues de 220 mètres et 40 cabestans et qui devait être manœuvrée par 800 hommes et 140 chevaux.
Les personnes qui ont assisté au spectacle ont reçu l’ordre de rester silencieuses et de ne faire aucun bruit sous peine d’être exécutés. Des soldats avaient été mobilisés pour maintenir l’ordre. Le silence était crucial pour que les personnes qui contrôlaient les cordes et les poulies en haut de la tour puissent continuer à communiquer avec celles au sol qui s’occupaient des cabestans. Le signal pour commencer à tourner était donné par une trompette et celui pour s’arrêter, par une cloche. (source).
La réinvention des grues au Moyen-Âge
Après le déclin de l’Empire romain d’Occident, très peu de grues complexes ont été utilisées pendant plus de 800 ans. Les grues contrôlées par des treuils ne sont mentionnées qu’à partir du XIIe siècle, la roue de carrier en France qu’au XIIIe siècle et au XIVe en Angleterre, soit un peu plus tard que les moulins à vent et à eau.
Si l’on compare avec l’époque des Romains, très peu de documents techniques ont été rédigés au Moyen-Âge. La majorité de nos connaissances historiques proviennent de peintures et d’illustrations dans des manuscrits. Ci-dessous, un détail de La Tour de Babel de Pieter Brueghel l’Ancien (1563).
Heureusement, une petite quantité de roues de carrier ont été préservées dans les combles d’églises et de cathédrales. Pour bâtir les églises gothiques de la fin du Moyen-Âge qui étaient plus grandes que les monuments romains, il fallait des grues bien plus grandes. En outre, la zone de travail sur ces sites était plus limitée que celles des Romains. Ces deux facteurs ont mené à la fabrication de nouvelles grues.
Églises gothiques et cathédrales
Il est probable que les grues étaient montées à l’intérieur des bâtiments, d’abord au sol, puis de plus en plus haut au fur et à mesure de la construction. Elles pouvaient aussi être déplacées sur les côtés. Elles devaient donc être démontées et remontées maintes fois. Lorsque la construction était achevée, certaines grues étaient laissées entre les voûtes et le toit, où elles pouvaient encore servir pour les réparations. (illustration ci-dessous source).
Une de ces roues de carrier a été utilisée pour des travaux de rénovation dans les années 70 à la cathédrale de Canterbury en Grande-Bretagne (image ci-dessous, source). Elle date de la fin du XVe siècle. Elle pouvait accueillir jusqu’à deux travailleurs et son diamètre mesure 4,6 mètres.
Les grues sont souvent représentées à l’extérieur dans les illustrations médiévales, mais il est probable qu’il ne s’agisse que d’un parti pris esthétique ; en effet, les murs des églises et des cathédrales gothiques étaient généralement trop minces pour supporter une grue aussi lourde ainsi que sa charge.
Un autre engin de levage médiéval bien documenté est l’immense grue et ses roues de carrier pivotantes qui était installée au sommet de la cathédrale de Cologne en Allemagne, à 157 mètres de hauteur, pendant près de 450 ans (image ci-dessus, source).
Elle a été montée en 1400 et démontée des siècles plus tard, en 1842. La grue contenait deux roues de carrier et elle mesurait 15,7 mètres de haut avec une flèche de 15,4 mètres de long qui pouvait couvrir toute la zone de chantier ; elle fonctionnait donc comme une grue moderne.
Les grues de quai
Les grues de quai fixes qui fonctionnaient grâce à des roues de carrier ont été inventées pendant le Moyen-Âge. Elles n’ont jamais été utilisées par les Grecs ou les Romains, sans doute parce qu’ils avaient suffisamment d’esclaves à leur disposition. L’amphore était le récipient le plus commun pour transporter des objets à l’époque des Romains. Elle avait l’avantage d’être petite et elle pouvait facilement être chargée et déchargée par une chaîne humaine sur une rampe. (source).
Les grues de quai ont d’abord été employées dans les Flandres, en Hollande (illustration ci-dessus, source) et en Allemagne au XIIIe siècle, ainsi qu’en Angleterre au XIVe siècle. Elles étaient équipées de deux grandes roues de carrier qui pouvaient mesurer jusqu’à 6,5 mètres de diamètre ; elles étaient donc plus puissantes que celles utilisées pour la construction.
Ces puissants engins de levage étaient conçus non seulement pour manœuvrer des charges plus lourdes mais aussi pour les soulever et les abaisser plus rapidement. Elles étaient donc bien plus rapides que celles utilisées pour la construction de bâtiments, dont le rythme était dicté par la progression lente des maçons et charpentiers.
Les charpentiers-amoulageurs à l’œuvre
Les grues de quai qui comportaient des roues de carrier étaient souvent protégées de la pluie par un toit en bois pour préserver le mécanisme et les travailleurs. Ces structures fixes avaient tant de points communs avec les moulins à vent qu’elles étaient sûrement construites par les mêmes artisans.
Les grues à pivot et les grues à tour sont similaires aux moulins sur pivot et aux moulins-tours. Les premières étaient en bois et pivotaient sur un essieu central à la verticale et les secondes, qui étaient principalement fabriquées en Allemagne, avaient des tours maçonnées et seuls la flèche et le toit pouvaient pivoter.
On ne trouve pas de grues de quai en Europe du Sud et leur nombre total dans toute l’Europe médiévale était plutôt limité par rapport au nombre de moulins à vent : seulement une centaine de ces larges grues de quai ont été trouvées. (source). Il en existe encore aujourd’hui une douzaine.
La grue de quai la plus puissante avait deux roues de carrier qui pouvaient chacune accueillir 3 à 4 hommes.
Les grues de quai les plus puissantes ont été construites dans les docks de Londres dans les années 1850, avec deux roues de carrier de 3 mètres de diamètre, chacune pouvant accueillir 3 à 4 hommes. (source). Ces grues ne doivent pas être confondues avec les roues de carrier encore plus larges utilisées dans les prisons du XIXe siècle, où les hommes marchaient sur l’extérieur de la roue.
Les deux images ci-dessus représentent des grues de quai de Bruges. La première image est un modèle tardif, datant de 1765 qui a été détruit en 1886 (source). La seconde image est celle d’une grue similaire datant du XVIe siècle (source).
Des grues plus mobiles
Les grues d’aujourd’hui peuvent pivoter leur flèche sur 360° et ainsi déplacer la charge horizontalement. Au début, la plupart des grues utilisées dans les chantiers médiévaux étaient seulement capables de déplacer la charge sur un axe vertical. La charge pouvait être manipulée latéralement par le grutier au sol en utilisant une petite corde attachée à la charge. La première grue de quai pivotante documentée est mentionnée dans un ouvrage qui date du XIVe siècle.
Le pivot est devenu un élément commun des grues de construction du XVIIe siècle (illustration à droite) ; il réduisait considérablement le temps de travail.
En 1550, Georgius Agricola théorise le mécanisme pour réaliser une grue qui pourrait déplacer la charge sur un axe horizontal. Elle a été construite bien plus tard, en 1666, par un Français, Claude Perrault. Un chariot se déplaçait sur toute la longueur de la flèche grâce à un système complexe de cordes : deux cordes s’enroulaient et se déroulaient sur une tige attachée au chariot. (source).
Les grues grecques et romaines ne pouvaient déplacer leurs charges sur l’axe horizontal que si le mât était un peu abaissé ou levé. De plus, les Grecs avaient déjà imaginé une sorte de grue à pivot qui similaire à l’engin de levage mentionné précédemment, mais qui ne reposait que sur un seul mât, dirigé et maintenu par des hommes au sol tenant des cordes.
Les mécanismes de sécurité qui évitent que la charge ne tombe ou que la roue de carrier ou le cabestan ne tournent soudainement en sens inverse n’ont été introduits qu’à la fin du XVIIIe siècle.
Les grues en fer
Au XIXe siècle, trois innovations importantes voient le jour. La première consistait à utiliser le fer plutôt que le bois pour la structure et les engrenages, ce qui rendait les grues plus solides et efficaces. La première grue en fonte a été construite en 1834. Cette même année, le câble, une alternative bien plus solide que la simple corde en fibres naturelles ou la chaîne en métal, était inventé. Enfin, en 1851, la troisième innovation fait son apparition : la grue à vapeur. Avec l’arrivée de la vapeur, toute charge pouvait être soulevée à n’importe quelle vitesse, à condition que le moteur soit assez puissant (source).
Le câble métallique s’est popularisé rapidement mais les autres innovations ont mis un peu plus de temps à se démocratiser. Le bois, parfois combiné avec du fer, continuait d’être le matériau de choix pour la majorité des grues, jusqu’au XXe siècle, tout particulièrement dans les régions où le bois était une ressource abondante. À la seconde moitié du XIXe siècle, de plus en plus de grues à vapeur faisaient leur apparition, tandis que les grues manuelles continuaient d’être vendues et utilisées en grande quantité. Un livre sur la technologie des grues, publié en 1904, consacrait toujours la moitié de ses pages aux grues manuelles. Les grues à pédales étaient elles aussi commercialisées (image ci-dessous, source).
En toute logique, c’est aussi à cette époque qu’ont été produites les grues manuelles les plus puissantes jamais conçues, avec une structure et des engrenages en fer et des câbles. Elles n’étaient cependant pas encore actionnées par la vapeur. Un exemple unique de cette technologie intermédiaire est présenté ci-dessus : une grue à portique manuelle de 1843 utilisée pour le transfert de véhicules. Tout aussi intéressant, ces roues de carrier du début du XIXe siècle aux Pays-Bas, qui, bien qu’entièrement faites de bois, pouvaient hisser des bateaux sur terre (image ci-dessous).
Un livre sur la technologie des grues, publié en 1904, consacrait toujours la moitié de ses pages aux grues manuelles.
Le meilleur exemple reste cependant la Grue Fairbairn, brevetée en 1850. Fairbairn avait riveté deux plaques de fer ensemble, formant une flèche arquée beaucoup plus stable et pratique que les flèches droites en fer ou en bois. Les grues à vapeur Fairbairn sont devenues très célèbres et certaines d’entre elles ont été conservées.
La grue la plus puissante jamais construite
On ignore souvent que pendant une courte période, ces grues très puissantes étaient vendues comme grues manuelles. En effet, comme Fairbairn décrivait ces grues en détail dans l’édition de 1860 de son livre Useful Information for Engineers, nous savons exactement quel est - l’impressionnant - avantage mécanique de ces engrenages.
La première Grue Fairbairn manuelle était supposée soulever des poids allant jusqu’à 12 tonnes, sur une hauteur de 9 mètres au-dessus du sol tout en pivotant sur un cercle de 20 mètres de diamètre (illustration à gauche).
Ensuite, une grue de 60 tonnes a été construite pour les nouveaux docks de Keyham en Grande-Bretagne. Elle pouvait soulever des poids cinq fois plus lourds à une hauteur de 18 mètres sur un cercle de 32 mètres de diamètre.
Cette « grue colossale », sans doute la grue manuelle la plus puissante jamais construite, est décrite en détail par Fairbairn :
« La chaîne passe autour de quatre poulies, deux mobiles et deux fixes, au bout de la flèche. Elle est ensuite redirigée vers l’intérieur de la flèche sur trois cylindres, jusqu’au crochet, qui se trouve aussi dans le tube au niveau du sol. De chaque côté de la grue, un solide châssis en fonte est fixé pour accueillir les essieux des roues à ergots et des pignons. »
« Quatre hommes, chacun travaillant sur un treuil de 18 pouces, qui agissent sur des pignons de 6 pouces puis sur une roue de 63,75 pouces, qui à son tour active une roue droite cylindrique de 80 pouces au moyen d’un pignon de 8 pouces et enfin, sur l’essieu du premier, le barillet de chaînes de 24 pouces de diamètre, est fixé. »
« Ainsi l’avantage obtenu par cet engrenage sera: Roue/Pignon = 18 x 63,75 x 80 / 6 x 8 x 12 = 158, ou encore, si l’on prend en compte le nombre de rouages sur chaque roue R/P = 18 x 95 x 100 / 12 x 9 10 = 158 et comme ce résultat est quadruplé par les poulies mobiles et fixes, la force exercée par les hommes est multipliée par 632 grâce aux engrenages et aux systèmes de poulies. À eux seuls, deux hommes peuvent manipuler la grue avec 60 tonnes suspendues à l’extrémité de la flèche. »
Un avantage mécanique de 632 pour 1 signifie que chacun des quatre hommes devait exercer une force de seulement 23,7 kg pour soulever un poids de 60 tonnes - et cela tout en opérant un treuil, qui est bien moins efficace qu’une roue de carrier.
Nous préférons soulever des charges avec des machines électriques et nous courrons (et non, nous ne marchons pas) sur des tapis de course à la salle de sport pour nous maintenir en forme
La grue la plus puissante au monde aujourd’hui (depuis septembre 2009) a une capacité de levage de 20 000 tonnes. Si elle était équipée d’un système d’engrenages offrant le même avantage mécanique que la grue Fairbairn décrit ci-dessus, un poids de 20 000 tonnes pourrait être soulevé par 1 265 hommes chacun exerçant une pression de 25 kg.
C’est comparable à la main-d’œuvre requise pour soulever un obélisque de 340 tonnes au XVIe siècle. Nous pourrions sans aucun doute améliorer les engrenages du XIXe siècle et obtenir un avantage mécanique encore plus grand.
Nous pourrions soulever n’importe quoi sans énergie fossile. Toutefois, à part leur utilisation sur des chantiers d’architectes hyper écolos, les grues manuelles ont complètement disparu, même pour les charges les plus légères. Nous préférons soulever des charges avec des machines électriques et nous courrons (et non, nous ne marchons pas) sur des tapis de course à la salle de sport pour nous maintenir en forme.
Sources (dans l’ordre d’importance)
- “The History of Cranes (The Classic Construction Series)”, Oliver Bachmann (1997). Ce livre reprend avec beaucoup de détails l’histoire des appareils de levage depuis leur invention jusqu’à la fin du XXe siècle. Il contient aussi des sources vers de superbes images.
- “The Oxford Handbook of Engineering and Technology in the Classical World”, John Peter Oleson (2008). J’y ai trouvé la plupart des informations sur l’avantage mécanique des appareils de levage.
- “Medieval treadwheels: artists’ views of building construction”, Andrea L. Matthies (1992). Cette étude s’intéresse aux roues de carrier médiévales, avec en plus le calcul de l’avantage mécanique d’une roue de carrier.
- “Useful information for engineers”, William Fairbairn (1860, première édition -les éditions suivantes ne contiennent pas le chapitre sur les grues manuelles). Cet ouvrage met en évidence les performances impressionnantes des dernières grues manuelles.
- “The construction of cranes and other lifting machinery”, Edward Charles Robert Marks, (1904). Des informations détaillées sur les grues manuelles récentes.
- “Building Trajan’s column”, (.pdf), American Journal of Archeology, Lynne Lancaster (1999). Les techniques de levage des Romains et l’utilisation des tours de levage.
- “Heavy goods handling prior to the nineteenth century”, F.R. Forbes Taylor (1963). Un document de recherche bien trop coûteux mais qui apporte des informations complémentaires à celui d’Andrea L. Matthies sur les grues de quai. Il apporte aussi une estimation du nombre de portiques portuaires médiévaux en Europe.
- “Grue”, Wikipedia. Une introduction générale basée sur deux ouvrages allemands majeurs. Voir aussi : Liste de grues de quai.
- “Claude Philip”, Illustrations de grues anciennes.
- “Theatrum instrumentorum et machinarum”, Jacobi Bessoni (1582). Types de grues anciennes et médiévales.
- “Engineering in History (Dover Books on Engineering)”, Richard Shelton Kirby (1990). Des informations supplémentaires sur des engins de levage romains et égyptiens.
- “Lifting in early Greek architecture”, The journal of Hellenic studies, JJ Coulton (1974).
- “Rudimentary treatise on the construction of cranes and machinery”, Joseph Glynn (1849)