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Aveuglés par l'efficacité énergétique

Se concentrer sur l’efficacité energétique, c’est rendre indiscutables nos modes de vie actuels.

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Se concentrer sur l’efficacité energétique, c’est rendre indiscutables nos modes de vie actuels. Pourtant, changer nos modes de vie est essentiel pour atténuer le changement climatique et réduire notre dépendance aux énergies fossiles.

Politiques d’efficacité énergétique

L’efficacité énergétique est une pierre angulaire des politiques visant à réduire les émissions de carbone et la dépendance vis-à-vis des combustibles fossiles dans le monde industrialisé. L’Union européenne (UE) s’est par exemple fixé comme objectif de réaliser 20 % d’économies d’énergie grâce à des améliorations sur le plan de l’efficacité énergétique d’ici 2020, et 30 % d’ici 2030. Les mesures de l’UE visant à atteindre ces objectifs de l’UE comprennent des certificats d’efficacité énergétique obligatoires pour les bâtiments, des normes minimales d’efficacité énergétique et l’étiquetage de divers produits tels que les chaudières, les appareils ménagers, l’éclairage et les téléviseurs, et des normes de performance en matière d’émissions pour les voitures. 1

L’UE a la politique d’efficacité énergétique la plus progressiste du monde, mais des mesures similaires sont maintenant appliquées dans de nombreux autres pays industrialisés, dont la Chine. A l’échelle mondiale, l’Agence internationale de l’énergie (AIE) affirme que " l’efficacité énergétique est la clé pour assurer un système énergétique sûr, fiable, abordable et durable pour l’avenir “. 2 En 2011, l’organisation a lancé son scénario 450, qui vise à limiter la concentration de CO2 dans l’atmosphère à 450 parties par million. L’amélioration de l’efficacité énergétique représente 71 % des réductions de carbone prévues d’ici 2020 et 48 % d’ici 2035. 2 3

Pour quels résultats?

L’amélioration de l’efficacité énergétique entraîne-t-elle réellement des économies d’énergie ? A première vue, les avantages de l’efficacité semblent impressionnants. Par exemple, l’efficacité énergétique d’une gamme d’appareils domestiques couverts par les directives européennes s’est considérablement améliorée au cours des 15 dernières années. Entre 1998 et 2012, l’efficacité énergétique des réfrigérateurs et congélateurs a augmenté de 75 %, celle des lave-linge de 63 %, celle des sèche-linge de 72 % et celle des lave-vaisselle de 50 %. 4

Toutefois, la consommation d’énergie dans l’UE-28 en 2015 n’était que légèrement inférieure à celle de 2000 (1 627 Mtep contre 1 730 Mtep – Million de tonnes équivalent pétrole). En outre, plusieurs autres facteurs peuvent expliquer la baisse (limitée) de la consommation d’énergie, comme la crise économique de 2007. En effet, après des décennies de croissance continue, la consommation d’énergie dans l’UE a légèrement diminué entre 2007 et 2014, avant de remonter en 2015 et 2016, lorsque la croissance économique a repris. 1

Au niveau mondial, la consommation d’énergie continue d’augmenter à un taux moyen de 2,4 % par an. 3 C’est le double du taux de croissance de la population, alors que près de la moitié de la population mondiale n’a qu’un accès limité ou nul aux sources d’énergie modernes. 5 Dans les pays industrialisés (OCDE), la consommation d’énergie par habitant a doublé entre 1960 et 2007. 6

L’effet rebond?

Pourquoi les progrès de l’efficacité énergétique n’entraînent-ils pas une réduction de la demande d’énergie ? La plupart des critiques se concentrent sur ce que l’on appelle l’ “effet rebond”, qui est décrit depuis le XIXe siècle. 7 [L’effet rebond est aussi appelé paradoxe de Jevons, du nom de l’économiste britannique qui l’a décrit pour la première fois à propos de l’augmentation de la consommation de charbon qu’a entrainé la machine à vapeur de Watt. NdT] L’effet rebond, c’est le fait que les améliorations de l’efficacité énergétique encouragent souvent une plus grande utilisation des services que l’énergie contribue à fournir [plutôt qu’elles ne permettent une moindre utilisation de la ressource energétique, NdT]. 8 Par exemple, les progrès de l’éclairage à semi-conducteurs (DEL), qui est six fois plus efficace que l’éclairage à incandescence à l’ancienne, n’ont pas entraîné une diminution de la demande d’énergie pour l’éclairage [8]. Au lieu de cela, il en a résulté six fois plus de lumière. 9

Dans certains cas, les effets de rebond peuvent être suffisamment importants pour entraîner une augmentation globale de la consommation d’énergie. Par exemple, l’amélioration de l’efficacité des puces électroniques a accéléré l’utilisation des ordinateurs, dont la consommation totale d’énergie dépasse maintenant celle des ordinateurs des générations précédentes, qui avaient des puces moins efficaces 8. Les progrès de l’efficacité énergétique dans une catégorie de produits peuvent également entraîner une augmentation de la consommation d’énergie dans d’autres catégories de produits ou la création d’une catégorie de produits entièrement nouvelle.

Par exemple, les écrans à DEL sont plus efficaces que les écrans LCD et pourraient donc réduire la consommation d’énergie des téléviseurs. Cependant, ils ont aussi mené à l’arrivée des panneaux d’affichage numériques, qui sont d’énormes consommateurs d’énergie malgré l’efficacité énergétique de leurs composants. 10 Enfin, l’argent économisé grâce à l’amélioration de l’efficacité énergétique peut également être consacré à d’autres biens et services énergivores, ce que l’on appelle généralement un effet de rebond indirect.

Au delà de l’effet rebond

Les effets de rebond sont ignorés par l’UE et l’AIE, ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi les résultats sont inférieurs aux projections. Parmi les universitaires, l’ampleur de l’effet de rebond fait l’objet de vifs débats. Alors que certains affirment que " les effets de rebond compensent souvent, voire éliminent, les économies d’énergie résultant d’une meilleure efficacité “3, d’autres soutiennent que les effets de rebond “sont devenus une distraction” parce qu’ils sont relativement faibles: " les réactions comportementales diminuent de 5 à 30 % des économies d’énergie prévues, sans dépasser 60 % lorsque combinées aux effets macro-économiques – l’efficacité énergétique permet donc bien d’économiser de l’énergie”. 11

Ceux qui minimisent les effets de rebond attribuent le manque de résultats au fait que nous n’essayons pas assez sérieusement: “de nombreuses opportunités pour améliorer l’efficacité énergétique sont encore perdues”. 11 D’autres se focalisent sur l’amélioration des politiques d’efficacité énergétique. L’une des réponses consiste à suggérer que le cadre de référence soit élargi et que les analystes devraient tenir compte de l’efficacité non pas de produits individuels, mais de systèmes ou de sociétés entières. De ce point de vue, l’efficacité énergétique n’est pas conçue de manière suffisamment globale et n’est pas suffisamment contextualisée. 12 13

Cependant, quelques critiques vont un peu plus loin. Selon eux, les insuffisances des politiques d’efficacité énergétique ne peuvent pas être corrigées. Le problème de l’efficacité énergétique, selon eux, est qu’elle légitime et reproduit des modes de vie qui ne sont pas durables à long terme. 1214

Un univers parallèle

Les effets de rebond sont souvent présentés comme des conséquences " involontaires “, mais ils sont le résultat logique de l’abstraction nécessaire pour définir et mesurer l’efficacité énergétique. Selon Loren Lutzenhiser, chercheur à la Portland State University aux États-Unis, les politique d’efficacité énergétique sont si éloignées des dynamiques quotidiennes de la consommation énergétique qu’elles opèrent dans un “univers parallèle”. 14 Dans un article plus récent, What is wrong with energy efficiency?, la chercheuse britannique Elizabeth Shove démêle cet “univers parallèle” et conclut que les politiques d’efficacité sont “contre-productives” et constituent “une partie du problème” 12

Selon certains chercheurs les politiques d’efficacité sont “contre-productives” et constituent “une partie du problème”.

Tout d’abord, l’univers parallèle de l’efficacité énergétique interprète les “économies d’énergie” d’une manière particulière. Lorsque l’UE déclare qu’elle réalisera 20% d’“économies d’énergie” d’ici 2020, les “économies d’énergie” ne sont pas définies comme une réduction de la consommation réelle d’énergie par rapport aux chiffres actuels ou historiques. En effet, une telle définition montrerait que l’efficacité énergétique ne réduit pas du tout la consommation d’énergie. Au lieu de cela, les “économies d’énergie” sont définies comme des réductions par rapport à la consommation d’énergie prévue en 2020. Ces réductions sont mesurées en quantifiant “l’énergie évitée” - les ressources énergétiques non utilisées en raison des progrès de l’efficacité énergétique.

Même si les “économies d’énergie” projetées devaient être pleinement réalisées, elles n’entraîneraient pas une réduction absolue de la demande énergétique. L’UE affirme que les progrès en matière d’efficacité énergétique seront “à peu près équivalents à la fermeture de 400 centrales électriques”, mais en réalité, aucune centrale ne sera fermée en 2020 en raison des progrès de l’efficacité énergétique. Au lieu de cela, le raisonnement est que l’Europe devrait construire 400 centrales électriques supplémentaires d’ici 2020 sans ces améliorations de l’efficacité énergétique.

En adoptant cette approche, l’UE considère l’efficacité énergétique comme un combustible, “une source d’énergie à part entière”. 15 L’AIE va encore plus loin lorsqu’elle affirme que “l’énergie évitée par les pays membres de l’AIE en 2010 (générée par les investissements réalisés entre 1974 et 2010) était supérieure à la demande réelle satisfaite par toute autre ressource du côté de l’offre, notamment le pétrole, le gaz, le charbon et l’électricité”, ce qui fait de l’efficacité énergétique le plus grand ou premier combustible”. 16 12

Mesurer quelque chose qui n’existe pas

Considérer l’efficacité energétique comme un combustible et mesurer ses succès en terme d’énergie évitée est assez étrange. D’abord, il s’agit de ne pas utiliser un carburant qui n’existe pas. 14 D’autre part, plus l’estimation de la consommation d’énergie en 2030 est élevée, plus l’“énergie évitée” serait importante. Par ailleurs, si la consommation d’énergie prévue en 2030 devait être inférieure à la consommation d’énergie actuelle (nous réduisons la demande d’énergie), l’“énergie évitée” devient négative.

Une politique énergétique visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre et la dépendance à l’égard des combustibles fossiles doit mesurer son succès en termes de réduction de la consommation de combustibles fossiles 17 . Cependant, en mesurant “l’énergie évitée”, la politique d’efficacité énergétique fait exactement le contraire. Puisque la consommation d’énergie estimée est supérieure à la consommation d’énergie actuelle, cette politique d’efficacité énergétique tient pour acquis que la consommation totale d’énergie continuera d’augmenter.

L’autre pilier des politiques climatiques - la " décarbonisation” de l’approvisionnement énergétique par la promotion de centrales à énergie renouvelable - présente des défauts similaires. Comme l’augmentation de la demande totale d’énergie dépasse la croissance des énergies renouvelables, les centrales solaires et éoliennes ne décarbonisent pas l’approvisionnement énergétique. Ils ne remplacent pas les centrales électriques à combustibles fossiles, mais aident à répondre à la demande croissante d’énergie. Ce n’est qu’en introduisant le concept d’“émissions évitées” que les énergies renouvelables peuvent être présentées comme ayant l’effet désiré. 18

De quoi considère-t-on l’efficacité?

Dans What is wrong with energy efficiency?, Elizabeth Shove démontre que le concept d’efficacité énergétique est tout aussi abstrait que le concept d’“énergie évitée”. L’efficacité consiste à fournir plus de services (chauffage, éclairage, transport,…) pour le même coût énergétique, ou les mêmes services pour un coût énergétique moindre. Par conséquent, une première étape dans l’identification des améliorations dépend de la définition du “service” (qu’est-ce qui est efficace ?) et de la quantification de la quantité d’énergie impliquée (sur quelle base va-t-on consommer “moins d’énergie” ?). L’établissement d’une référence par rapport à laquelle les “économies d’énergie” sont mesurées implique également de spécifier des limites temporelles (quand commence et quand se termine la mesure de l’efficacité énergétique ?). 12

L’argument principal de Shove est que l’établissement de limites temporelles (ou historiques) spécifie automatiquement le “service” (qu’est-ce qui est efficace ?), et vice-versa. En effet, l’efficacité énergétique ne peut être définie et mesurée que si elle est fondée sur l’équivalence du service. Shove se concentre sur le chauffage domestique, mais son argument est valable pour toutes les autres technologies. Par exemple, en 1985, un avion de ligne consommait en moyenne 8 litres de carburant pour transporter un passager sur une distance de 100 km, un chiffre qui est tombé à 3,7 litres aujourd’hui.

Par conséquent, on nous dit que les avions sont devenus deux fois plus efficaces. Cependant, si l’on compare la consommation de carburant entre aujourd’hui et 1950, au lieu de 1985, les avions ne consomment pas du tout moins d’énergie. Dans les années 1960, les avions à hélices ont été remplacés par des avions à réaction, qui sont deux fois plus rapides mais consomment au départ deux fois plus de carburant. Seulement cinquante ans plus tard, l’avion à réaction est devenu aussi “économe en énergie” que les derniers avions à hélices des années 1950. 19

Dans un contexte historique plus large, le concept d’efficacité énergétique se désintègre complètement.

Quelle est donc la durée significative pour comparer les gains d’efficacité ? Faut-il prendre en compte les avions à hélices ou les ignorer ? La réponse dépend de la définition d’un service équivalent. Si le service est défini comme “volant”, les avions à hélices doivent être inclus. Mais, si le service énergétique est défini comme “volant à une vitesse d’environ 1 000 km/h”, on peut se débarrasser des hélices et se concentrer sur les moteurs à réaction. Toutefois, cette dernière définition suppose un service plus énergivore.

Si nous remontons encore plus loin dans le temps, par exemple au début du XXe siècle, les gens ne prenaient pas l’avion du tout et il est insensé de comparer la consommation de carburant par passager et par kilomètre. Des observations similaires peuvent être faites pour beaucoup d’autres technologies ou services qui sont devenus “plus efficaces sur le plan énergétique”. Dans un contexte historique plus large, le concept d’efficacité énergétique se désintègre complètement parce que les services ne sont pas du tout équivalents.

Souvent, il n’est pas nécessaire de remonter très loin pour le prouver. Par exemple, lors du calcul de l’efficacité énergétique des smartphones, on ne tient pas compte de la génération précédente de “dumbphones” beaucoup moins gourmands en énergie, alors qu’ils étaient courants il y a moins d’une décennie.

Quelle est l’efficacité du fil à linge?

En raison de la nécessité d’établir des comparaisons et des équivalences de services, les politiques d’efficacité énergétique ignorent de nombreuses solutions de rechange à faible consommation d’énergie qui ont souvent une longue histoire, mais qui sont toujours pertinentes dans le contexte du changement climatique. Par exemple, l’UE a calculé que l’étiquetage énergétique des sèche-linge à tambour permettra “d’économiser jusqu’à 3,3 TWh d’électricité d’ici 2020, soit l’équivalent de la consommation énergétique annuelle de Malte”. 20. Mais combien d’énergie serait évitée si, d’ici 2020, chaque Européen utilisait une corde à linge au lieu d’un sèche-linge ? Ne demandez pas à l’UE, car elle n’a pas calculé la consommation d’énergie évitée des cordes à linge.

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L’UE ou l’AIE ne mesurent pas non plus l’efficacité énergétique et l’énergie évitée des vélos, des chignoles. Néanmoins, si les cordes à linge étaient prises au sérieux comme alternative, les 3,3 TWh d’énergie “économisés” par des sèche-linge plus économes en énergie ne peuvent plus être considérés comme de l’“énergie évitée” et encore moins comme un combustible. De même, les vélos et les vêtements sapent l’idée même de calculer “l’énergie évitée” des voitures et des chaudières plus efficaces sur le plan énergétique.

Une conception des services insoutenable

Le problème des politiques d’efficacité énergétique est donc qu’elles sont très efficaces pour reproduire et stabiliser des services essentiellement insoutenables. Mesurer l’efficacité énergétique des voitures et des sèche-linge, mais pas des vélos et des cordes à linge, rend indiscutables les moyens de transport rapides mais énergivores ou le séchage du linge, et marginalise des alternatives beaucoup plus durables 12. D’après Shove :

“Les programmes d’efficacité énergétique ne se prêtent pas à la controverse politique précisément parce qu’ils tiennent pour acquises les interprétations actuelles des “services”… La recherche irréfléchie de l’efficacité est problématique non pas parce qu’elle ne fonctionne pas ou que les bénéfices sont absorbés ailleurs, comme le suggère l’effet rebond, mais parce qu’elle permet - via le concept nécessaire d’équivalence des services - de maintenir, voire d’augmenter, mais jamais d’ébranler… des modes de vie toujours plus énergivores” 12

En effet, le concept d’efficacité énergétique s’adapte facilement à la croissance future des services énergétiques. Toutes les nouveautés futures peuvent être soumises à une approche en termes d’efficacité. Par exemple, si les chauffages de terrasse deviennent “normaux”, ils pourraient être intégrés dans des politiques d’efficacité énergétique existantes - et lorsque cela se produit, le problème de leur consommation d’énergie est considéré comme étant sous contrôle. En même temps, la définition, la mesure et la comparaison de l’efficacité des chauffages de terrasse contribuent à les rendre plus “normaux”. En prime, l’ajout de nouveaux produits aux scénarios ne fera qu’augmenter la consommation d’énergie qui est " évitée " grâce à l’efficacité énergétique.

En résumé, ni l’UE ni l’AIE ne captent l’“énergie évitée” générée en faisant les choses différement ou en ne les faisant tout simplement pas, alors qu’il s’agit sans doute de l’énergie la plus susceptible de réduire la demande énergétique. 12 Depuis le début de la révolution industrielle, la consommation d’énergie croit de manière spéctaculaire de même que l’énergie humaine est remplacée par un travail mécanique. Mais bien que ces tendances soient à l’origine de l’augmentation continue de la demande d’énergie, elles ne peuvent être mesurées à l’aide du concept d’efficacité énergétique.

Comme Shove le démontre, ce problème ne peut être résolu, car l’efficacité énergétique ne peut être mesurée que sur la base d’un service équivalent. Au lieu de cela, elle soutient que l’enjeu est de “débattre et de développer le sens des service et de s’engager franchement pour le faire évoluer dans chaque situation”. 12

Vers des politiques d’inefficacité énergétique?

Il existe plusieurs façons d’échapper à l’univers parallèle de l’efficacité énergétique. Premièrement, si l’efficacité énergétique entrave une réduction importante à long terme de la demande d’énergie en raison de la nécessité d’une équivalence des services, l’inverse est aussi vrai : rendre les choses moins efficace sur le plan énergétique inverserait la croissance des services énergétiques et réduirait la demande énergétique.

Par exemple, si nous devions installer des moteurs à combustion interne des années 1960 dans les SUV modernes, la consommation de carburant par kilomètre parcouru serait beaucoup plus élevée qu’elle ne l’est actuellement. Peu de gens seraient capables de se permettre de conduire de telles voitures, et ils n’auraient d’autre choix que de passer à un véhicule beaucoup plus léger, plus petit et moins puissant, ou de conduire moins.

Rendre tout moins efficace sur le plan énergétique inverserait la croissance des services énergétiques et réduirait la demande d’énergie.

De même, si une “politique d’inefficacité énergétique” imposait l’utilisation de chaudières de chauffage central inefficaces, le chauffage des grandes maisons aux normes de confort actuelles serait inabordable pour la plupart des gens. Ils seraient obligés de trouver d’autres solutions pour obtenir le confort thermique, par exemple chauffer une seule pièce, s’habiller plus chaudement, utiliser des appareils de chauffage personnels ou déménager dans une petite maison.

Des recherches récentes sur le chauffage des bâtiments confirment que l’inefficacité peut entraîner des économies d’énergie. Une étude allemande a examiné les cotes de rendement énergétique calculées pour 3 400 maisons et les a comparées à la consommation réelle mesurée. Conformément à l’argument du rebond, les chercheurs ont constaté que les résidents des habitats les plus économes en énergie (75 kWh/m2/an) consomment en moyenne 30 % plus d’énergie que la cote calculée 21. Par contre, pour les habitats les moins économes qu’on qualifie parfois de “passoires énergétiques”, l’effet inverse - " pré-rebond" - a été observé : les gens consomment moins d’énergie que ce que les modèles avaient calculé, et plus le logement est inefficace, plus cet écart devient important. Dans les logements les plus énergivores (500 kWh/m2/an), la consommation d’énergie était inférieure de 60 % aux prédictions.

De l’efficacité à la suffisance?

Cependant, bien que l’abandon (ou l’inversion) des politiques d’efficacité énergétique permettrait probablement plus d’économies d’énergie que leur poursuite, il y a une autre option qui pourrait être plus populaire et qui permettrait des économies d’énergie plus grandes encore. Pour rendre les politiques plus opérantes, la recherche d’efficacité pourrait être accompagnée par une stratégie de la “suffisance”, voire intégrée à celle-ci. L’efficacité énergétique vise à augmenter le rapport entre la production de services et la consommation d’énergie tout en maintenant la production au moins constante. La suffisance énergétique, en revanche, est une stratégie qui vise à réduire la consommation d’énergie. 4 Il s’agit essentiellement d’un retour aux politiques de “conservation” des années 1970. 14

La suffisance peut impliquer une réduction des services (moins de lumière, moins de déplacements, des vitesses diminuées, des températures intérieures plus basses, des maisons plus petites), ou une substitution des services (le vélo à la place de la voiture, le fil à linge à la place du sèche-linge, des sous-vêtements chauds plutôt que le chauffage central). Contrairement à l’efficacité énergétique, les objectifs des politiques de suffisances ne peuvent être exprimés avec des variables intensives (comme les kWh/m2/an). A la place, il faut se focaliser sur la réduction de variables absolues (ou extensives) comme la réduction des émissions de GES, de l’usage des combustibles fossiles ou des importations de pétrole. 17 Contrairement à l’efficacité énergétique, l’efficacité énergétique ne peut pas être définie et mesurée en se focalisant sur un unique produit, parce que la suffisance implique diverses formes de substitution. 22 Au lieu de cela, une politique de suffisance est définie et mesurée en examinant ce que les gens font réellement.

Une politique de suffisance pourrait être développée sans une politique d’efficacité en parallèle, mais leur combinaison permettrait de réaliser des économies d’énergie plus importantes. L’étape clé consiste à considérer l’efficacité énergétique comme un moyen plutôt qu’une fin en soi, affirme M. Shove. 12 Par exemple, imaginez combien d’énergie pourrait être économisée si nous utilisions une chaudière efficace pour chauffer une seule pièce à 16 degrés, si nous installions un moteur efficace dans un véhicule beaucoup plus léger, ou si nous combinions une conception de douche efficaces avec des douches moins nombreuses et plus courtes. Néanmoins, si l’efficacité énergétique est considérée comme une stratégie gagnant-gagnant, développer le concept de suffisance en tant que force politique significative revient à porter des jugements normatifs : telle consommation est suffisante, telle autre est excéssive. De tels jugements seront assurément controversés et risquent de passer pour autoritaires, du moins tant qu’il y aura un approvisionnement bon marché en combustibles fossiles 23.

Dessins de Diego Marmolejo


  1. “Energy Efficiency”, European Commission. https://ec.europa.eu/energy/en/topics/energy-efficiency ↩︎ ↩︎

  2. “Energy Efficiency”, International Energy Association (IEA). https://www.iea.org/topics/energyefficiency/ ↩︎ ↩︎

  3. Sorrell, Steve. “Reducing energy demand: A review of issues, challenges and approaches.” Renewable and Sustainable Energy Reviews 47 (2015): 74-82. http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1364032115001471 ↩︎ ↩︎ ↩︎

  4. Brischke, Lars-Arvid, et al. Energy sufficiency in private households enabled by adequate appliances. Wuppertal Institut für Klima, Umwelt, Energie, 2015. https://epub.wupperinst.org/frontdoor/deliver/index/docId/5932/file/5932_Brischke.pdf ↩︎ ↩︎

  5. “Poor people’s Energy Outlook 2016”, Practical Action, 2016. https://policy.practicalaction.org/policy-themes/energy/poor-peoples-energy-outlook/poor-people-s-energy-outlook-2016 ↩︎

  6. “Energy use (kg of oil equivalent per capita)”, World Bank, 2014. https://data.worldbank.org/indicator/EG.USE.PCAP.KG.OE ↩︎

  7. Alcott, Blake. “Jevons’ paradox.” Ecological economics 54.1 (2005): 9-21. https://pdfs.semanticscholar.org/f247/b8fae38e0c46bb9d1020b0be0d589db28446.pdf ↩︎

  8. Sorrell, Steve. “The Rebound Effect: an assessment of the evidence for economy-wide energy savings from improved energy efficiency.” (2007). http://ukerc.rl.ac.uk/UCAT/PUBLICATIONS/The_Rebound_Effect_An_Assessment_of_the_Evidence_for_Economy-wide_Energy_Savings_from_Improved_Energy_Efficiency.pdf ↩︎ ↩︎

  9. Kyba, Christopher CM, et al. “Artificially lit surface of Earth at night increasing in radiance and extent.” Science advances 3.11 (2017): e1701528. http://advances.sciencemag.org/content/3/11/e1701528.full?intcmp=trendmd-adv; Tsao, Jeffrey Y., et al. “Solid-state lighting: an energy-economics perspective.” Journal of Physics D: Applied Physics 43.35 (2010): 354001. http://siteresources.worldbank.org/INTEAER/Resources/Sao.Simmons.pdf ↩︎

  10. Young, Gregory. “Illuminating the Issues.” (2013). http://www.scenic.org/storage/documents/Digital_Signage_Final_Dec_14_2010.pdf ↩︎

  11. Gillingham, Kenneth, et al. “Energy policy: The rebound effect is overplayed.” Nature 493.7433 (2013): 475-476. http://environment.yale.edu/kotchen/pubs/rebound.pdf ↩︎ ↩︎

  12. Shove, Elizabeth. “What is wrong with energy efficiency?.” Building Research & Information (2017): 1-11. http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09613218.2017.1361746 ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎

  13. Calwell, Is efficient sufficient? Report for the European Council for an Energy Efficient Economy. http://www.eceee.org/static/media/uploads/site-2/policy-areas/sufficiency/eceee_Progressive_Efficiency.pdf ↩︎

  14. Lutzenhiser, Loren. “Through the energy efficiency looking glass.” Energy Research & Social Science 1 (2014): 141-151. http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2214629614000255 ↩︎ ↩︎ ↩︎ ↩︎

  15. Good Practice in Energy Efficiency: for a sustainable, safer and more competitive Europe. European Commission, 2017. ↩︎

  16. Capturing the Multiple Benefits of Energy Efficiency. IEA, 2014. https://www.iea.org/Textbase/npsum/MultipleBenefits2014SUM.pdf ↩︎

  17. Harris, Jeffrey, et al. “Towards a sustainable energy balance: progressive efficiency and the return of energy conservation.” Energy efficiency 1.3 (2008): 175-188. https://pubarchive.lbl.gov/islandora/object/ir%3A150324/datastream/PDF/view ↩︎ ↩︎

  18. How (not) to resolve the energy crisis, Low-tech Magazine, Kris De Decker, 2009. https://solar.lowtechmagazine.com/fr/2009/11/how-not-to-resolve-the-energy-crisis/ ↩︎

  19. Peeters, Paul, J. Middel, and A. Hoolhorst. “Fuel efficiency of commercial aircraft.” An overview of historical and future trends (2005). https://www.transportenvironment.org/publications/fuel-efficiency-commercial-aircraft-overview-historical-and-future-trends ↩︎

  20. Household Tumble Driers, European Commission. https://ec.europa.eu/energy/en/topics/energy-efficiency/energy-efficient-products/household-tumble-driers ↩︎

  21. Sunikka-Blank, Minna, and Ray Galvin. “Introducing the prebound effect: the gap between performance and actual energy consumption.” Building Research & Information 40.3 (2012): 260-273. http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09613218.2012.690952 ↩︎

  22. Thomas, Stefan, et al. Energy sufficiency policy: an evolution of energy efficiency policy or radically new approaches?. Wuppertal Institut für Klima, Umwelt, Energie, 2015. https://epub.wupperinst.org/frontdoor/deliver/index/docId/5922/file/5922_Thomas.pdf ↩︎

  23. Darby, Sarah. “Enough is as good as a feast–sufficiency as policy.” Proceedings, European Council for an Energy-Efficient Economy. La Colle sur Loup, 2007. https://pdfs.semanticscholar.org/8e68/c68ace130104ef6fc0f736339ff34b253509.pdf ↩︎