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Les moulins-bateaux : des usines flottantes actionnées par la force des courants

À l’époque, on trouvait presque autant de moulins-bateaux, de moulins sous les ponts et de moulins à roue pendante que de moulins à vent.

Image : Dernier moulin-bateau du Rhin, 1925.
Image : Dernier moulin-bateau du Rhin, 1925.
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Du Moyen Âge jusqu’à la fin du XIXe siècle, les roues à eau étaient la principale source d’énergie dans le monde. Toutefois, la multiplication des moulins a rapidement rendu les petites rivières impraticables, ce qui a poussé les constructeurs médiévaux à se tourner vers des cours d’eau plus larges. Cette évolution a finalement conduit au développement des barrages hydrauliques que l’on connaît aujourd’hui.

Les étapes intermédiaires qui ont mené à l’invention de ces barrages restent souvent méconnues : il s’agit des moulins-bateaux, des moulins sous les ponts et des moulins à roue pendante. Les moulins-bateaux, qui existaient déjà en Italie au VIe siècle, ont été construits un peu partout dans le monde entier. Si la plupart sont restés en activité jusqu’à la fin du XIXe siècle, certains ont même survécu jusqu’au début du XXe.

Les moulins-bateaux suivaient le niveau de l’eau et maintenaient en permanence la roue à aubes dans une position idéale. Ils représentaient ainsi une source d’énergie disponible 24 heures sur 24, 365 jours par an.

Le moulin-bateau, également connu sous le nom de moulin flottant, a longtemps été considéré comme une simple curiosité, reléguée au statut de simple note de bas de page dans la longue histoire des technologies hydrauliques. Selon certains historiens modernes, on trouvait à l’époque presque autant de moulins-bateaux que de moulins à vent. Toutefois, il est bon de rappeler que, contrairement aux idées reçues, les moulins à vent étaient moins courants que les moulins à eau.

Les premières études détaillées sur les moulins-bateaux n’ont été publiées que récemment, en 2003 et 2006 (voir les sources à la fin de l’article). Ces recherches ont fait plusieurs découvertes intéressantes : l’une d’elles a notamment mis en évidence la présence de trois petits moulins-bateaux sur une célèbre peinture médiévale datant de 1435, « La Vierge du chancelier Rolin », une peinture de Jan van Eyck. Jusque-là, personne ne les avait remarqués ou ne savait vraiment de quoi il s’agissait.

Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
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Il est vrai que les moulins-bateaux sont de curieuses constructions. Bien que certains ressemblent à des bateaux à roues à aubes, on ne les utilisait pas pour naviguer, bien au contraire. Il existe deux manières d’exploiter la force d’une roue à aubes : soit en utilisant le mouvement de l’eau pour générer de l’énergie, comme dans le cas du moulin à eau, soit en utilisant la rotation de la roue pour déplacer de l’eau, comme pour le bateau à roues à aubes.

En apparence, le moulin-bateau ressemble beaucoup à ce bateau-là, pourtant il fonctionne comme un moulin à eau. Pour faire simple, un moulin-bateau est un moulin à eau (avec une roue et un moulin) construit sur une plateforme flottante ancrée dans la rivière ou amarrée à sa rive. L’eau entraîne la roue, qui actionne à son tour les mécanismes du moulin. À l’époque, les moulins-bateaux pouvaient être utilisés seuls ou reliés les uns aux autres.

Les avantages des moulins-bateaux

Pourquoi bâtir des moulins à eau flottants, alors que l’on pourrait tout aussi bien construire un moulin à eau fixe sur la rive d’un cours d’eau ? Pour plusieurs raisons. Bien que l’eau soit une source d’énergie beaucoup plus fiable que le vent, on ne peut pas toujours compter sur elle. Le niveau des cours d’eau varie au fil des saisons et selon les conditions météorologiques, alors que l’axe de la roue à eau reste à hauteur fixe.

Pour remédier à ce problème sur les petites rivières, la construction de barrages et d’écluses permettait de réguler le niveau et le débit de l’eau. De cette façon, on atténuait les variations susceptibles de perturber le fonctionnement du moulin et un étang se formait autour de celui-ci. Une autre solution, particulièrement adaptée aux régions les plus vallonnées, était la roue à augets, qui a la particularité de recevoir l’eau par le haut, via un aqueduc. Elle offre ainsi un bien meilleur rendement (50 à 65 %) qu’une roue à aubes (20 à 30 %).

Cependant, il n’était pas envisageable de construire barrages et écluses sur un cours d’eau de 100 mètres de large et 10 mètres de profondeur, qui n’étaient donc pas adaptés aux roues à augets. Le niveau des cours d’eau les plus larges variant constamment, un moulin fixe se retrouverait facilement avec les pales hors d’eau et deviendrait alors inutile. À l’inverse, la montée du niveau de l’eau pourrait aussi submerger sa roue, partiellement ou totalement, la rendant encore une fois inutilisable (ce qui n’est pas le cas d’une turbine moderne, qui peut fonctionner complètement submergée).

Image : Moulin flottant sur la Mura en Slovénie, source.
Image : Moulin flottant sur la Mura en Slovénie, source.
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Les variations les plus minimes du niveau d’eau peuvent considérablement diminuer le rendement d’une roue à eau fixe. La roue à aubes tire uniquement sa force de la puissance du courant, sans tirer parti de la gravité comme la roue à augets.

Grâce à un bassin de retenue, l’eau pouvait être dirigée vers la roue à aubes selon un angle optimal et ainsi déployer un rendement maximal. Toutefois, sur un grand cours d’eau sans bassin de retenue, il était impossible d’alimenter correctement une roue à aubes, ce qui diminuait encore son rendement déjà très limité.

Image : Moulins flottants sur la Seihun, Adana, Turquie, vers 1920 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
Image : Moulins flottants sur la Seihun, Adana, Turquie, vers 1920 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
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Les moulins flottants ont résolu ces problèmes. En effet, ces derniers suivaient simplement le niveau de l’eau et maintenaient la roue à aubes dans une position idéale. Ils fournissaient alors une source d’énergie disponible 24 heures sur 24, 365 jours par an (sauf en cas de conditions météorologiques extrêmes).

Par ailleurs, on pouvait placer les moulins flottants à des endroits inédits du cours d’eau, où le courant était plus fort qu’à proximité des rives. De cette façon, on augmentait encore leur rendement. Pour finir, les moulins-bateaux ont également résolu le problème d’encombrement des berges, une difficulté urbaine majeure.

Les deux types de moulins-bateaux

Dans l’ensemble, on distingue deux types de moulins-bateaux. Le premier était constitué de deux coques distinctes reliées par une roue à eau, tandis que le second n’avait qu’une seule coque avec une roue de chaque côté (ou parfois une seule roue sur un côté du bateau).

Le modèle à deux coques, similaire à un catamaran, était de loin le plus efficace et le plus puissant. En effet, les deux coques concentraient l’eau vers la roue et augmentaient la force du courant. En revanche, le moulin-bateau monocoque faisait tout le contraire : en dirigeant l’eau vers l’extérieur de sa roue, il était bien moins performant.

Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
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Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
Image : Moulin-bateau, Encyclopédie de Diderot, 1751.
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De plus, le moulin flottant à deux coques pouvait supporter des roues beaucoup plus grandes que le modèle monocoque, ce qui participait également à l’augmentation de la puissance. La double coque pouvait accueillir un système de vannes de régulation pour contrôler la quantité d’eau frappant la roue. Ce système permettait ainsi de réguler la vitesse de la machinerie à l’intérieur du moulin, d’arrêter complètement la roue, mais également de la protéger contre les débris flottants. Enfin, le moulin-bateau bicoque était aussi plus stable que son homologue monocoque.

Le plan de construction

L’une des deux coques était beaucoup plus large que l’autre. Elle abritait les machines de meunerie (meules et engrenages), les céréales à moudre et, pour les bateaux-moulins les plus spacieux, le domicile du meunier. Dans le cas de petits bateaux-moulins, le logement se trouvait au bord de la rivière.

Le plus petit ponton ne servait qu’à transporter l’essieu. À l’avant et à l’arrière, des poutres robustes reliaient la coque principale au ponton. Pour équilibrer le moulin-bateau, on chargeait des pierres dans le ponton.

Image : Un moulin-bateau, illustration de Johann Matthias Beyer.
Image : Un moulin-bateau, illustration de Johann Matthias Beyer.
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Pour en faciliter l’accès, on positionnait toujours la grande coque du côté de la rive. Les bateaux à deux coques étaient donc conçus sur mesure pour l’amarrage : sur la rive gauche ou droite (Jan Van Eyck n’a pas tenu compte de cet aspect dans sa peinture).

S’il était amarré à la berge, on rejoignait le moulin par un pont en pierres ou en bois ou bien par une simple planche. Il arrivait qu’on utilise des bêtes de trait pour livrer les céréales et transporter la farine. Lorsqu’il était ancré au milieu du cours d’eau, le moulin-bateau n’était accessible que par de petits bateaux.

La diversité des moulins-bateaux

Les moulins flottants, presque entièrement faits en bois, étaient le résultat de véritables prouesses architecturales. Ils mesuraient en général 10 à 15 mètres de long, mais les plus grands pouvaient atteindre une longueur de plus de 20 mètres. La grande coque faisait 5 à 8 mètres de large, le ponton 2 à 3 mètres. Les deux avaient généralement une forme rectangulaire. Un moulin-bateau pouvait dépasser les 6 mètres de haut, certains avaient même deux ou trois étages.

Image : Les moulins-bateaux, Johannes Stradanus, 1600.
Image : Les moulins-bateaux, Johannes Stradanus, 1600.
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Image : Deux moulins-bateaux (dont un à balcon) sur l’Elbe à Aache, Allemagne, 1899 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
Image : Deux moulins-bateaux (dont un à balcon) sur l’Elbe à Aache, Allemagne, 1899 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
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Cependant, si l’on pouvait rencontrer d’énormes moulins flottants magnifiquement ouvragés, d’autres s’apparentaient plutôt à de petites constructions, parfois très rudimentaires. Un moulin-bateau pouvait servir entre 30 et 50 ans et sa roue était généralement remplacée tous les 10 ans. Mais certains ne duraient pas aussi longtemps et pourrissaient de l’intérieur ou tombaient simplement en ruine.

Des roues gigantesques

Si les roues des moulins à eau classiques ne dépassaient que rarement un mètre de large, celles des bateaux-moulins à deux coques pouvaient atteindre jusqu’à 6 mètres de large, avec un axe pouvant atteindre 10 mètres de long. Les ingénieurs du Moyen Âge ont repoussé leurs limites. Toutefois, les roues en bois ne pouvaient être plus grandes sans perdre en résistance.

Les roues les plus grandes atteignaient 5 mètres de diamètre et une vitesse de 3 à 5 tours par minute, selon la puissance du courant. De cette façon, elles déployaient une force de 3 à 5 chevaux au niveau de l’arbre de transmission.

Image : Moulin-bateau sur la Kur à Tiflis, Géorgie, vers 1900 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
Image : Moulin-bateau sur la Kur à Tiflis, Géorgie, vers 1900 (collection de cartes postales de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas*).
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Image : Un moulin-bateau avec deux roues à aubes.
Image : Un moulin-bateau avec deux roues à aubes.
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Les moulins-bateaux monocoques ne pouvaient pas supporter des roues aussi larges que celles des modèles bicoques, ce qui réduisait considérablement leur puissance. Parmi les moulins flottants les plus rares, on pouvait trouver certains bateaux à deux coques munis de deux roues à aubes, situées entre la coque principale et le ponton qui pouvaient faire fonctionner simultanément deux moulins. Toutefois, une telle installation nécessitait des essieux très longs, difficiles à se procurer. L’installation de ces deux roues l’une derrière l’autre a finalement résolu ce problème, au détriment du rendement.

Les multiples usages du moulin-bateau

À partir du XVe siècle et alors que la plupart des moulins-bateaux se spécialisaient dans le broyage des céréales, de nombreux moulins à eau classiques ont commencé à diversifier leurs activités, avec néanmoins quelques exceptions. Dans sa monographie de 2003, l’auteur flamand Karel Broes répertorie plusieurs types de moulins flottants destinés à diverses activités. Parmi elles, on retrouve la scierie, la fabrication de papier, le foulage des étoffes, le pressage de l’huile, le polissage des métaux, la frappe de monnaie et la filature du coton. Certains des moulins-bateaux les plus récents ont participé à la production d’électricité jusqu’à leur démantèlement.

Image : Un remorqueur au mouillage (Encyclopédie Diderot, 1751).
Image : Un remorqueur au mouillage (Encyclopédie Diderot, 1751).
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Diderot a décrit un remorqueur au mouillage, c’est-à-dire stationnaire (voir l’image ci-dessus). Dans son ouvrage sur l’histoire de la technologie chinoise, Joseph Needham cite un auteur chinois du XVIe siècle qui décrit les martinets montés sur les moulins-bateaux servant à fabriquer le papier :

« À Liangjiang, on trouve de nombreux moulins-bateaux ancrés au beau milieu du fleuve. Leur fonctionnement est identique à celui des moulins à eau dont les roues s’adaptent au niveau de l’eau. Les opérations de broyage, de pilage et de tamisage sont toutes réalisées grâce à la force hydraulique. Ces bateaux ne cessent de grincer. »

Les origines

Rares sont les inventions de l’Antiquité pouvant être datées avec autant de précision que le moulin-bateau. En 536 ou 537 après J.-C., Rome a été assiégée par les Ostrogoths. Afin d’affamer les Romains, ces derniers ont détruit 14 aqueducs alimentant la ville en eau. Cependant, les Romains n’ont pas été privés d’eau potable puisque le Tibre traversait la ville fortifiée. En revanche, les aqueducs alimentaient les moulins à eau qui broyaient les céréales pour toute la population de Rome.

Chargé de défendre la ville, le général byzantin Bélisaire a eu la brillante idée du moulin-bateau. L’événement est retranscrit en détail par l’auteur contemporain Procope :

« Lorsque l’eau fut coupée, que les moulins s’arrêtèrent et que le bétail ne put plus moudre, la ville fut privée de nourriture et l’on eut du mal à trouver de quoi nourrir les chevaux. Mais Bélisaire, homme ingénieux, trouva une solution. En dessous du pont enjambant le Tibre, il fit tendre des cordes bien attachées d’une rive à l’autre.

Il y attacha deux barques de même taille qu’il positionna près des arches, là où le courant était le plus fort, à 60 cm d’écart l’une de l’autre ; et, après avoir placé des meules dans l’une des barques, il suspendit entre elles des machines faisant tourner ces meules. À intervalles réguliers le long de la rivière, il plaça d’autres machines similaires afin de faire fonctionner, grâce à la force hydraulique, autant de moulins qu’il en fallait pour moudre la nourriture de la ville. »

Image : Moulins flottants dans la Rome antique. Illustration : Dominico Ghirlandaio.
Image : Moulins flottants dans la Rome antique. Illustration : Dominico Ghirlandaio.
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Moulins-bateaux sur le Tibre, Italie.
Moulins-bateaux sur le Tibre, Italie.
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À la suite de ce siège, l’Empire romain n’a survécu que quelques décennies (les Ostrogoths ont pris Rome en 562), mais le moulin-bateau fut utilisé pendant les 1 400 années qui ont suivi, le dernier ayant disparu dans les années 1990. Étonnamment, les moulins-bateaux n’ont pratiquement pas évolué au fil des siècles. Les rares modèles que l’on pouvait encore observer durant la seconde moitié du XXe siècle ressemblaient beaucoup à ceux des illustrations du Moyen Âge (aucune illustration antérieure ne nous est parvenue).

Répartition des moulins-bateaux en Europe

Après un premier succès à Rome, le moulin-bateau est largement adopté le long du Tibre avant de se populariser rapidement dans toute l’Europe. Au cours du VIe siècle, on en retrouvait également à Genève, à Paris et à Dijon. Au IXe siècle, ils étaient également présents sur les rives du Rhin à Strasbourg et à Mayence (en Allemagne). À la fin du Xe siècle, des moulins-bateaux ont été construits sur la Koura, en Géorgie. Ils ont été érigés à Venise et dans les Balkans au XIe siècle, puis en Espagne au XIIe siècle.

Moulins-bateaux sur le Rhin, détail issu de « Ansicht von Köln » par Anton Woensam, 1531*.
Moulins-bateaux sur le Rhin, détail issu de « Ansicht von Köln » par Anton Woensam, 1531*.
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Au XIIe siècle, Toulouse avait déployé sur la Garonne au moins 60 moulins-bateaux qui broyaient toutes les céréales de la ville. Au XIVe siècle à Paris, la Seine comptait de 70 à 80 moulins-bateaux sur 2 kilomètres à peine. À Lyon, en 1493, 17 moulins flottants étaient en fonctionnement sur le Rhône. Ce nombre est ensuite passé à 20 en 1516, puis à 27 en 1817.

L’Elbe, qui traverse l’Allemagne et la République tchèque, comptait autrefois 500 moulins-bateaux. Des centaines de moulins-bateaux flottaient également sur le Danube : 62 à Vienne (Autriche), 88 à Budapest (Hongrie) et un nombre indéfini en Slovaquie, en Croatie, en Serbie, en Bulgarie et en Roumanie. La Mur, une rivière qui traverse l’Autriche et la Slovénie, comptait plus de 90 moulins-bateaux. Des moulins-bateaux sont même visibles sur des peintures de la ville de Moscou datant du XVIIe siècle.

Moulins-bateaux sur la Koura à Tiflis, en Géorgie, vers 1900 (carte postale de la collection de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas).
Moulins-bateaux sur la Koura à Tiflis, en Géorgie, vers 1900 (carte postale de la collection de Ton Meesters, Breda, Pays-Bas).
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Daniela Gräf, dans son étude de 2006, a pu attester l’existence de près de 700 sites sur lesquels ont été construits un ou plusieurs moulins-bateaux, principalement le long de la Seine, la Loire, la Garonne, le Rhône, le Rhin, la Weser, l’Elbe, l’Oder, le Danube, le Pô et leurs affluents. Le nombre total d’installations reste inconnu à ce jour. Les moulins-bateaux se sont démocratisés dans de nombreuses régions du monde, mais pas partout. En effet, les Scandinaves et les Anglais n’ont jamais adopté cette technologie.

Les tentatives de construction de tels moulins sur la Tamise, à Londres, ont échoué à deux reprises, aux XVIe et XVIIIe siècles. Les raisons de cet échec sont méconnues. Dans la Région flamande de Belgique et aux Pays-Bas, les moulins-bateaux n’ont jamais réussi à s’implanter durablement. Moins d’une douzaine étaient exploités entre le XVe et la fin du XVIIe siècle. La raison est bien connue : le débit des rivières des Pays-Bas étant trop faible, l’énergie hydraulique était d’une utilité très limitée. Néanmoins, cette région très venteuse est devenue le centre névralgique de la technologie des moulins à vent.

Distribution des moulins-bateaux en dehors de l’Europe

À la fin du IXe siècle, les moulins-bateaux sont apparus dans le monde musulman : ils étaient utilisés le long du Tigre et de l’Euphrate. Ces grands moulins flottants étaient équipés de quatre pierres et pouvaient chacun produire près de 10 tonnes de farine en 24 heures. Chaque moulin pouvait moudre les céréales pour environ 25 000 personnes, il en fallait donc une soixantaine pour nourrir le million et demi d’habitants de Bagdad de l’époque.

À cette époque et comme le note Terry Reynolds dans son livre sur l’histoire de la roue hydraulique verticale (voir les sources en fin d’article), aucun pays européen ne disposait d’un tel mécanisme de mouture du maïs. En 1148, Ibn Jubayr décrivait les moulins-bateaux situés de l’autre côté de la rivière Khabur, en Haute-Mésopotamie, comme « formant, pour ainsi dire, un barrage ».

Image : Une filature de coton flottante au Japon (1880-1933). Source : « Water Mills in Japan », Kenjiro Kawakami, Transactions TIMS, V, 1982.
Image : Une filature de coton flottante au Japon (1880-1933). Source : « Water Mills in Japan », Kenjiro Kawakami, Transactions TIMS, V, 1982.
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Joseph Needham a trouvé des références de moulins-bateaux dans la littérature chinoise, notamment en 737, lorsque « les ordonnances du département des voies navigables de Thang ont interdit les moulins-bateaux sur les rivières et les ruisseaux près de Loyang comme s’ils étaient bien connus », ainsi qu’en 1170, en 1313, en 1570, en 1628 et en 1637. En 1848, le voyageur Robert Fortune a trouvé toute une flotte de moulins-bateaux près de Yenchow, dans le nord du Fukien. Voici sa description :

« Le cours d’eau était très rapide en de nombreux endroits, à tel point qu’il était utilisé pour faire tourner les roues hydrauliques qui meulent et décortiquent le riz et d’autres types de céréales. J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un bateau à vapeur, mais j’ai été très surpris. Une grande barge ou embarcation était solidement amarrée près de la rive par l’étrave et la poupe, dans une partie du fleuve où le courant était le plus fort.

Deux roues, semblables aux pagaies d’un bateau à vapeur, étaient placées sur les côtés du bateau et reliées par un axe qui traversait le pont. Le bateau était recouvert d’une bâche pour le protéger de la pluie. En remontant la rivière, nous nous sommes aperçus que les machines de ce type étaient très répandues. »

Image : Un moulin-bateau chinois.
Image : Un moulin-bateau chinois.
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Au début du XXe siècle, Worcester a réalisé des dessins techniques détaillés des moulins-bateaux encore en activité autour de la ville chinoise de Fouchow. Ces moulins étaient équipés de quatre roues hydrauliques sur deux essieux (voir le plan ci-dessus).

Moulins à marée

Les moulins-bateaux ont également permis de générer de l’énergie depuis les zones côtières et les estuaires, car ils pouvaient être utilisés comme moulins à marée. Le premier, décrit en 960 après J.-C., était situé sur un canal de Bassorah, dans le sud de l’Irak. Il est possible que les premiers moulins-bateaux de Venise aient également été des moulins à marée, mais le mystère reste entier.

Quand un moulin-bateau était utilisé comme moulin à marée, ses roues tournaient dans un sens quand la marée montait, puis dans l’autre quand la marée descendait. Ils ne pouvaient pas fonctionner plus de 10 heures par jour. Il était très rare de trouver de tels moulins, les barrages et les réservoirs de marée étaient des options plus courantes pour exploiter l’énergie des marées.

Moulins-ponts

Les meuniers du Moyen Âge ont rapidement constaté que le rendement des moulins-bateaux pouvait être amélioré s’ils étaient ancrés ou amarrés près d’îles, de bancs de sable ou de structures fixes comme des ponts. Les piliers étroits et les petites arches des ponts médiévaux augmentaient considérablement la vitesse du courant à ces endroits. Il était très courant de placer un moulin-bateau sous les arches d’un pont, ou juste en aval de celui-ci.

Reynolds note que lorsque le Grand Pont de Paris a été détruit à la fin du XIIIe siècle, plus d’une douzaine de moulins-bateaux y étaient reliés. Dans l’urgence, leurs propriétaires ont construit un autre pont (en bois) pour que les moulins puissent continuer de fonctionner.

Image : Deux moulins-bateaux ancrés devant un pont. Jules Chevrier.
Image : Deux moulins-bateaux ancrés devant un pont. Jules Chevrier.
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Image : Un moulin bateau ancré devant un pont (Zonca).
Image : Un moulin bateau ancré devant un pont (Zonca).
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De cette pratique est né le moulin sous les ponts, probablement apparu au XIIe siècle (la première description provient de Cordoue, en Espagne). Les moulins sous les ponts ne flottaient pas, ils faisaient intégralement partie du pont où ils étaient construits et où se trouvait leur machinerie. Contrairement aux moulins-bateaux, les moulins sous les ponts avaient besoin d’un mécanisme permettant de modifier la position de la roue en fonction du niveau de l’eau.

Dans la plupart des cas, le moulin était suspendu au pont par des chaînes qui pouvaient être ajustées par un cabestan horizontal (comme décrit par Zonca, dans l’illustration ci-dessus) ou une roue à aubes. Les moulins sous les ponts disposaient de vannes d’écluse pour contrôler le flux d’eau et protéger la roue contre les bois flottants. À partir du XVIe siècle, un certain nombre de moulins-bateaux ont été remplacés par des moulins sous les ponts.

Barrages hydrauliques

Le moulin sous les ponts était une étape intermédiaire dans le processus d’adaptation de la roue à eau aux rivières les plus larges. Comme l’a décrit Terry Renolds dans son étude sur l’histoire de la roue hydraulique verticale (voir les sources en fin d’article), ce processus a finalement abouti au barrage hydroélectrique tel que nous le connaissons aujourd’hui :

Croquis de reconstruction du moulin sous les ponts du Pont-Aux-Meuniers, Paris, XVIe siècle. Source : Paris à gré d’eau, François Beaudoin.
Croquis de reconstruction du moulin sous les ponts du Pont-Aux-Meuniers, Paris, XVIe siècle. Source : Paris à gré d’eau, François Beaudoin.
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« Le barrage hydroélectrique et son annexe, le canal d’amenée, sont probablement les évolutions du moulin-bateau et du moulin sous les ponts. Le moulin-bateau fut élaboré pour tenter d’adapter la roue verticale au flux naturel des cours d’eau. C’était un pas de plus dans cette direction, mais le moulin-bateau avait aussi démontré que les conditions naturelles d’écoulement pouvaient être considérablement améliorées de façon artificielle.

Dans un sens, lorsqu’ils étaient combinés avec des moulins sous les ponts ou des moulins-bateaux, les ponts fluviaux médiévaux étaient une forme primitive de barrage hydroélectrique, une étape intermédiaire entre le moulin-bateau autonome et le barrage hydroélectrique à grande échelle. Cependant, les barrages hydroélectriques construits de façon intentionnelle et les canaux d’amenée qui leur sont souvent associés sont allés plus loin. Le moulin-bateau et, dans une moindre mesure le moulin sous les ponts, ont adapté la roue à eau aux conditions naturelles des cours d’eau. Le barrage hydroélectrique a fait l’inverse : il a adapté le flux à la roue. »

Moulins à roue pendante

Une variante au moulin sous les ponts était le « moulin à roue pendante » ou « moulin suspendu », qui n’était pas suspendu à un pont, mais à une structure spécialement conçue à cet effet. Il est à noter que, par abus de langage, les moulins sous les ponts sont aussi appelés moulins à roue pendante ou moulins suspendus.

Le moulin à roue pendante fonctionnait d’une manière similaire, mais n’offrait pas tous les avantages du moulin sous les ponts : son coût était plus élevé et on ne pouvait y accéder que par bateau. Ces deux moulins offraient néanmoins un rendement énergétique relativement élevé, car ils pouvaient supporter plusieurs roues à eau et être bien plus larges que les moulins-bateaux.

On dispose de peu d’informations sur ces moulins suspendus, la plupart des données disponibles se limitant aux moulins de France. Le « moulin-pendant » ci-dessus, à Châtres, était encore en activité en 1910. À Paris, au XVIIe siècle, trois larges moulins à roue pendante ont été construits sur la Seine pour pomper l’eau du fleuve et approvisionner la ville.

Image : Un moulin suspendu.
Image : Un moulin suspendu.
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Image : La joute des mariniers, peinture de Jean-Baptiste Nicolas Raguenet, 1756.
Image : La joute des mariniers, peinture de Jean-Baptiste Nicolas Raguenet, 1756.
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La pompe de la Samaritaine a été construite en 1608 et celle du pont Notre-Dame, composée de deux moulins suspendus et d’un château d’eau entre les deux, en 1670, à la suite d’une sévère pénurie d’eau. Les deux édifices déployaient des puissances respectives de 8,7 et de 18,6 CV. La pompe du pont Notre-Dame, détruite pendant la seconde moitié du XIXe siècle, est représentée ci-dessus dans la peinture de Jean-Baptiste Nicolas Raguenet. On remarque le moulin flottant juste derrière le pont.

À partir du XVIe siècle, de larges moulins suspendus ont également été construits en dehors de la France, notamment en Allemagne où ils étaient appelés « Panstermühlen ». Beyer en décrit un doté de plusieurs roues, mesurant 27 mètres de long, 15 mètres de large et 18 mètres de haut (voir l’illustration ci-dessous). Il était construit sur la rive, mais contrairement à un moulin à eau fixe traditionnel, ses roues pouvaient être déplacées verticalement. Au XIXe siècle, un autre type de moulin à roue pendante est apparu en Roumanie et en Pologne (l’« Alvan »).

Image : Un moulin-bateau allemand.
Image : Un moulin-bateau allemand.
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À partir du XVe siècle, les moulins à roue pendante se sont aussi démocratisés en Extrême-Orient. Dans le moulin japonais ci-dessous, qui figure dans l’étude de Broes, l’essieu à eau était soulevé au moyen d’un levier.

Image : Un moulin suspendu japonais.
Image : Un moulin suspendu japonais.
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Des dangers ambulants

Les moulins sous les ponts et les moulins à roue pendante présentaient un autre avantage de taille par rapport aux moulins flottants : ils étaient bien plus sûrs. Dès leurs débuts, les moulins-bateaux causaient de nombreux problèmes. En effet, en cas de fortes inondations ou de tempêtes, il arrivait que leurs amarres cassent. Les moulins étaient alors emportés, parfois avec des personnes à bord, et s’écrasaient contre des bateaux, des quais, des ponts ou même d’autres moulins-bateaux.

Ils pouvaient se coincer dans l’arche d’un pont, bloquant ainsi la rivière et provoquant une montée encore plus forte du niveau des eaux. Des blocs de glace flottants pouvaient entraîner les mêmes accidents. Les moulins-bateaux n’étaient pas équipés des moyens de navigation adéquats. Sans leurs attaches, ils devenaient incontrôlables : ils ne pouvaient donc naviguer que par temps calme.

Même dans des conditions météorologiques normales, les moulins-bateaux constituaient une menace, en particulier pour la navigation. Pour éviter les accidents décrits ci-dessus, les moulins flottants devaient être solidement ancrés. En général, on reliait ces moulins à des chaînes fixées à de lourds poteaux en bois plantés dans le lit de la rivière, souvent inclinés vers l’amont. Ces poteaux représentaient également un danger pour les autres bateaux, surtout si le moulin-bateau avait déjà été emporté entre-temps.

Les moulins sous les ponts et les moulins à roue pendante étaient moins dangereux : en cas d’inondation ou de gel, on pouvait sortir leurs roues de l’eau, ce qui évitait les dégâts potentiels. Ils étaient également plus stables, contrairement aux moulins-bateaux qui livraient parfois un produit de qualité inférieure en raison de l’instabilité de l’eau, et qui, pour cette même raison, n’étaient généralement utilisés que pour moudre du grain. Enfin, les moulins sous les ponts et les moulins à roue pendante étaient bien plus faciles à entretenir que les moulins-bateaux.

La fin du moulin-bateau

Dans certaines régions, les moulins-bateaux ont été abandonnés assez rapidement. Les 60 moulins flottants installés à Toulouse au XIIe siècle ont disparu moins d’un siècle après leur construction. Ils ont été remplacés par trois barrages sur lesquels ont été érigés 43 moulins fixes. Le plus long des trois, le barrage diagonal du Bazacle (400 mètres), mis en fonction dès 1177, est resté la plus grande centrale hydroélectrique pendant des siècles.

Le dernier moulin-bateau sur l’Elbe en République tchèque.
Le dernier moulin-bateau sur l’Elbe en République tchèque.
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Cependant, cette transition radicale et précoce semble avoir été l’exception plutôt que la règle. De nombreux barrages hydroélectriques ont par la suite été construits et davantage de moulins-bateaux ont été remplacés par des moulins sous les ponts ou des moulins à roue pendante. Toutefois, dans la plupart des pays européens et au Proche-Orient, les moulins-bateaux sont restés en service pendant une bonne partie du XIXe siècle.

La majorité des moulins-bateaux ont été abandonnés entre 1770 et 1870, ce qui n’est pas une coïncidence. Cette période correspond à l’émergence des premiers bateaux à vapeur et à l’essor de la navigation fluviale. L’utilisation des moulins-bateaux a été législativement restreinte en Autriche en 1770 et à Paris en 1787.

La construction de nouveaux moulins-bateaux sur le Rhin a été interdite en 1868. En Slovaquie, à la fin du XIXe siècle et en réponse à des réglementations strictes, certains moulins-bateaux ont été transformés en moulins fixes sur pilotis (voir la photo ci-dessous, par Leo van der Drift).

Image : Un moulin-bateau converti en moulin fixe.
Image : Un moulin-bateau converti en moulin fixe.
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En 1800, Paris ne comptait plus que 4 moulins-bateaux. Les derniers moulins de ce type ont disparu de la Seine, de la Loire et du Rhône en 1840, 1842 et 1894. Le dernier moulin-bateau de Cologne a été fermé en 1847.

Au début du XIXe siècle, une vingtaine de moulins-bateaux étaient encore en activité sur le Tibre et broyaient des céréales pour une population de 158 000 habitants. À la fin du siècle, ces moulins avaient tous disparu. En revanche, Vienne (en Autriche) comptait encore 55 moulins-bateaux en 1870. En Chine, ils sont restés en service jusqu’à la fin du XIXe siècle.

Les moulins-bateaux au XXe siècle

Au XXe siècle, on trouvait encore des moulins-bateaux sur certaines rivières. Au cours de la première moitié du siècle, des moulins-bateaux étaient toujours en activité en Géorgie (9 moulins à Tiflis en 1909), en République tchèque (à Lovosice en 1911), en France (3 moulins sur le Doubs en 1914), en Irak (à Tekhrit, où ils ont été utilisés jusqu’en 1917), en Italie (10 moulins-bateaux à Vérone en 1914, le dernier ayant cessé de fonctionner en 1929), en Turquie (1920), en Allemagne (jusqu’en 1926), au Japon (1933), en Slovaquie (1937), en Hongrie (à Tiszán en 1940) et en Autriche (à Misseldorf jusqu’en 1945).

La Bosnie comptait 27 moulins-bateaux en 1950, le dernier ayant disparu en 1966. En Roumanie, 35 moulins-bateaux étaient encore en activité en 1957 et 8 fonctionnaient encore en 1968. Enfin, l’historien français Claude Rivet a découvert en 1990 un moulin-bateau en activité sur la Morava à Kuklijn (en Serbie). Ce moulin a été fermé peu de temps après. Il semblerait qu’il s’agisse là de l’un des derniers moulins-bateaux en activité (voir cette vidéo très intéressante). Depuis, une dizaine ont été reconstruits.

Sources (par ordre d’importance) :