De nombreuses sociétés anciennes et modernes ont développé, au cours de leur histoire, de nouvelles techniques afin de fournir à leurs cultures de l’azote et du phosphore - deux nutriments cruciaux pour la productivité agricole. Historiquement, l’une de ces innovations majeures fut l’introduction de la rotation des cultures, qui consiste à alterner d’année en année, sur une parcelle donnée, des plantes exigeantes en azote avec d’autres dites « fixatrices ».1
Partout dans le monde, les paysans utilisent du guano « frais » de poules, canards et oies pour amender leurs champs. L’épandage de fumier de bétail - bien que souvent plus pauvre en phosphore - est une autre technique intéressante. Ces pratiques agricoles, qui demandent beaucoup plus de travail que le simple apport d’engrais chimiques dérivés de combustibles fossiles, contribuent à enrichir les sols, limitent les émissions de gaz à effet de serre, et génèrent une infiltration et un ruissellement moindres vers les nappes phréatiques ainsi les rivières, lacs, et océans.
Les colombiers2 persans constituent, à bien des égards, l’une des plus élégantes solutions apportées au problème fondamental de l’équilibre des cycles de l’azote et du phosphore dans l’agriculture. Il s’agit de tours construites pour accueillir des milliers de pigeons sauvages, implantées stratégiquement à proximité voire au milieu des champs cultivés. La colombine - c’est ainsi que l’on nomme la fiente de pigeon - était collectée une fois par an pour être ensuite vendue comme engrais aux fermes des alentours.
Malgré que la plupart des colombiers encore existants dans l’actuel Iran soient aujourd’hui délabrés, les plus anciens d’entre eux datent du 16ème siècle ; les premières mentions de leur existence font même remonter au 10ème siècle leur apparition dans cette région du monde. Ils ont sans conteste contribué à l’essor de la production de blé, tout en rendant possible la culture des melons ainsi que les légendaires vergers et jardins dans l’empire Perse, en particulier sous la dynastie safavide.3
Les Serpents
La conception de base des colombiers est relativement simple. La structure principale de l’édifice, souvent de forme conique pour renforcer sa stabilité4, est construite en briques de terre crue ou en adobe (mélange d’argile et de paille). Au centre de ce vaste cylindre sont parfois implantés des piliers ; solidaires du mur extérieur et bâtis avec les mêmes briques, quoique de dimensions plus modestes, ils divisent alors l’espace intérieur de la tour. Une galerie périphérique, soutenue par ces huit colonnes, entoure le large tambour central formant une volière assez vaste pour permettre aux oiseaux de s’envoler librement. Cette disposition avait pour but de maximiser la surface de murs disponible au sein du volume intérieur, permettant à certaines tours d’accueillir jusqu’à 10 000 pigeons.
Les parois de la tour et des piliers internes sont en effet incrustées de boulins, nids destinés à la couvaison, d’une suffisamment spacieuse pour leur permettre d’accueillir chacun un couple de pigeons. S’ils pouvaient être façonnés à dessein, ils sont en général compris dans la maçonnerie même - c’est-à-dire ménagés dans l’épaisseur du mur en briques, dont l’appareillage a été réalisé pour laisser une alternance de pleins et de creux où les volatiles peuvent venir nicher. Surplombant l’édifice, une coupole ajourée d’ouvertures appelées « trous d’envol » sert à la ventilation, à l’éclairage, ainsi qu’aux libres allées et venues des oiseaux. On trouve parfois, en lieu et place de ces dômes ou « poivrières », des tourelles en retrait. Dans les deux cas, les ouvertures qui y sont pratiquées sont de la taille d’un pigeon, empêchant de ce fait les rapaces de pénétrer à l’intérieur.
Les fissures structurelles que l’on peut observer sur bon nombre de colombiers sont réputées dues aux vibrations intenses causées par le brusque envol de milliers de pigeons, pris de panique à la vue d’un serpent. Le cylindre principal abrite en outre un escalier, et la plupart des tours disposent d’une voire deux portes permettant d’accéder à l’intérieur afin de collecter la colombine, mais aussi d’assurer la surveillance des occupants, ainsi que l’inspection et le nettoyage de leurs nids. Dans certains cas, la porte était ensuite scellée avec du plâtre, demeurant ainsi close jusqu’à l’année suivante pour éviter l’intrusion des prédateurs [N.d.T.]. Il arrivait que de l’eau et des graines soient fournies aux pigeons, transformant alors l’édifice en une vraie chambre d’hôte, entièrement gratuite. Dans le cas contraire, les pigeons glanaient à loisir dans les champs alentours.
Les colombiers offrent un bel exemple de ce qu’on appelle l’architecture vernaculaire - un type d’édifice traditionnel, ancré dans un contexte culturel spécifique (une région et une époque donnée), avec des déclinaisons locales sur la base d’un même modèle architectural : on parle d’« architecture sans architecte ». Probablement transmis de génération en génération au sein des familles, le savoir-faire associé à leur conception et construction se fait en outre le reflet des variations culturelles régionales.
Un trait caractéristique des colombiers persans est la présence, à l’intérieur de l’ouvrage, d’un petit débord en saillie à l’entrée des boulins. Ce motif, répété sur l’entièreté des parois intérieures, donne l’impression, fascinante, d’une vaste ruche, au sein de laquelle le tout excède la somme des parties. Mais cette dimension esthétique est en réalité sous-tendue par une remarquable ingéniosité constructive, puisque cette structure alvéolaire maximise le nombre de boulins avec une remarquable économie de matériaux. Quant aux bandeaux d’enduit lisse qui entourent la façade extérieure, ils peuvent sembler purement décoratifs, mais remplissent eux aussi une fonction bien précise : les serpents ont bien plus de mal à franchir cette surface sans aspérités - donc de moindre adhérence - que le reste du parement en briques.
10 000 ans
Les pigeons ont, pendant des siècles, joué un rôle central dans le système économique et politique de l’ancien Empire perse. L’agriculture a une histoire très ancienne dans l’actuel Iran : c’est dans cette zone du Croissant fertile qu’elle serait née, il y a plus de 10 000 ans, de manière concomitante à la domestication des chèvres et brebis. Au sein cette tradition ancestrale, la préoccupation des agriculteurs a toujours été le maintien et l’amélioration sur le long terme du rendement des récoltes, plutôt que leur maximisation à court-terme.5
Dans ce contexte, les colombiers devinrent rapidement des infrastructures essentielles de l’économie rurale de la Perse, pourvoyeurs de colombine, cette précieuse fumure nécessaire à la culture des melons, concombres, pastèques et autres cultures maraîchères hautement exigeantes en azote - à la base de toute la cuisine traditionnelle persane. Avec un sens aigu des affaires, les dirigeants ne s’y trompèrent pas, qui frappèrent d’un impôt les colombiers - équivalent des taxes imposées de très longue date sur le sel ou, plus récemment, les combustibles fossiles.6
Les pigeons occupaient par ailleurs une place importante dans la culture persane - à tel point que la plupart des voyageurs venus d’Europe, à commencer par Marco Polo, ne manquèrent pas de les évoquer dans leurs carnets de voyage. Après transformation en salpêtre, les déjections de pigeons étaient également utilisées pour fabriquer de la poudre à canon, bien avant que les Européens ne commencent à jouer avec des explosifs.
La plupart des colombiers encore debout aujourd’hui se concentrent dans la province d’Ispahan, la deuxième région la plus peuplée d’Iran. Nombre d’entre eux, laissés à l’abandon, sont toutefois en état de délabrement plus ou moins avancé (sur les 300 conservés, moins d’une centaine seraient encore en usage de nos jours). On trouve aussi des pigeonniers dans l’Est de la Turquie, mais leur architecture diffère grandement.
Ceux-ci s’apparentent à de petites cabanes dispersées à flanc de colline, qui servent en réalité d’entrée à des cavités bien plus grandes creusées dans la roche calcaire. Ces constructions troglodytes offrent aux volatiles de vastes espaces où nicher ; les villageois suspendent des paniers dans ces cabanes et grottes pour leur servir de nids. Bien que souvent encore utilisés, ces pigeonniers, comme ceux d’Iran, tombent de plus en plus en décrépitude faute d’entretien.7
Un Entretien Minime
L’Iran était presque autosuffisant sur le plan alimentaire jusque dans les années 1960, période à partir de laquelle l’industrie pétrochimique prit son plein essor. Le recours croissant aux engrais de synthèse eut, paradoxalement, comme conséquence une baisse des rendements agricoles à moyen et long terme, à mesure que ces intrants - et les pratiques agricoles associées8 - appauvrissaient la fine couche arable des sols. La sécheresse et le manque d’eau sont un problème croissant dans de nombreuses régions d’Iran - dont Ispahan fait partie 9 - , or l’agriculture intensive ponctionne le peu de réserves en eau restantes.
Face à la conjonction de ces problèmes, il paraît urgent de développer des alternatives au modèle agricole industriel. Malgré qu’ils soient tombés en désuétude, les colombiers et pigeonniers conservent plusieurs avantages, y compris par rapport à d’autres pratiques low-tech actuelles, comme celle, mise en place par certains agriculteurs, consistant à déplacer des poulaillers mobiles sur leurs terres. Un autre exemple est l’utilisation du coureur indien, une race de canard domestique : dans certaines fermes biologiques, ces volatiles sont lâchés en hordes dans les champs labourés afin de fouiller le sol à la recherche des vers et insectes dont ils se nourrissent, amendant la terre de leurs fientes par la même occasion.
Tout d’abord, les pigeons demandent une attention et un soin minimes, en comparaison des poules ou canards. Il suffit de leur fournir de l’eau et un abri pour les voir rapidement s’installer. De plus, un pigeonnier est, par définition, une construction fixe : nul besoin de déplacer une énorme structure mobile sur toute la surface des champs, ou de surveiller une horde de canards. Comme les autres volailles, la chair des pigeons peut de plus être consommée, de même que leurs œufs - même si les paysans iraniens n’y semblent pas enclins, en partie du fait de la symbolique associée à cet oiseau dans les cultures islamiques. Enfin, et surtout, les pigeonniers sont extrêmement low-tech. Ils ne requièrent ni roues, ni tracteur, ni électricité : de simples briques de terre et une pelle pour collecter les fientes suffisent, ainsi que quelques travaux d’entretien un siècle sur deux.
Aujourd’hui délabrés, les colombiers n’en continuent pas moins de se dresser, tels des monuments ; vestiges d’un temps en apparence révolu, les derniers d’entre eux resplendissent toujours et incarnent symboliquement toute la pertinence des solutions low-tech face aux crises contemporaines. À ce titre, on ne s’étonnera pas que la région du monde considérée comme le berceau de l’agriculture ait également perfectionné, pendant plusieurs millénaires, des pratiques agricoles innovantes et durables. Les colombiers font partie de ces inventions – et ont permis aux paysans persans de cultiver toutes sortes de légumes et céréales sur des sols des terres auparavant arides et peu fertiles.
Aaron Vansintjan
Aaron Vansintjan est l’auteur de plusieurs articles pour No Tech Magazine & Low-tech Magazine. Il tient par ailleurs son propre blog Uneaven Earth.
Cet article a initialement été publié sur No Tech Magazine.