Du gaz de bois aux déchets plastiques
L’Europe continentale a vu ses combustibles fossiles rationnés lors de la Seconde Guerre mondiale, entraînant la conversion de nombreux véhicules motorisés pour qu’ils puissent fonctionner à l’aide d’une énergie à base de bois. 1 Les véhicules à gazogène étaient une alternative à leurs cousins à essence, certes peu élégants mais aussi populaires que les véhicules électriques d’aujourd’hui. Rien qu’en Allemagne, à la fin de la guerre, on comptait environ 500 000 voitures, bus et poids lourds à gazogène. Une alternative encore plus encombrante est également apparue : le véhicule à sac de gaz. 2
De nos jours, la quantité de bois disponible est bien inférieure à ce qu’elle était dans les années 40, surtout dans les zones industrialisées. Quelle serait donc la solution aux perturbations d’approvisionnement en essence et en électricité à l’aube de la Troisième Guerre mondiale ? Le concepteur néerlandais Gijs Schalkx a trouvé une autre source de carburant qui, elle, est abondante : les déchets plastiques.
La production de plastique démarre dans les années 50, juste après la Seconde Guerre mondiale. Le plastique est depuis devenu un matériau de plus en plus populaire, atteignant une production annuelle mondiale de 460 millions de tonnes en 2019 (deux fois plus qu’en 2000 et huit fois plus qu’en 1976). 3 4
Le plastique est issu des combustibles fossiles, et il est possible d’inverser cette transformation. Gijs Schalkx a converti une Volvo 240 abandonnée de sorte qu’elle soit alimentée par du gazole créé à partir des déchets plastiques qu’il collecte. Sa « dé-raffinerie » installée sur la galerie de toit du véhicule les transforme en carburant. La Volvo n’est alors plus dépendante des pompes à essence.
Les déchets plastiques sont chauffés dans une chaudière à environ 700 °C, température à laquelle ils s’évaporent. En refroidissant, le gaz passe à l’état liquide. Au bout d’une heure, on obtient un carburant semblable à du gazole. Gijs le récupère dans des bouteilles en plastique, elles-mêmes la matière première du liquide qu’elles contiennent. Le carburant a la couleur du Coca-Cola, produit phare de l’un des plus gros producteurs de déchets plastiques.
Quelle autonomie avec des déchets plastiques ?
La production de carburant peut s’effectuer en même temps que la conduite, mais Gijs a préféré ne pas le faire pour des raisons de sécurité. À 80 km/h, sa Volvo 240 peut rouler 7 kilomètres avec un kilogramme de plastique (soit une consommation de 14 kg de plastique pour 100 km). Cela inclut le carburant utilisé pour chauffer les déchets plastiques sur le toit (1 kg de plastique donne 0,5 litre de gazole).
Pour obtenir un litre de carburant, il faut plusieurs sacs-poubelle remplis, les déchets plastiques étant généralement volumineux. Schalkx prévoit d’utiliser une petite déchiqueteuse pour diminuer ce volume, mais il s’alimente pour le moment en granules de plastique (polytéréphtalate d’éthylène et polyéthylène à haute densité) qu’un voisin lui a fournis.
Quelle distance pourrions-nous parcourir si nous transformions tous nos déchets plastiques en carburant ? Les Pays-Bas ont produit environ 1 650 kilotonnes de déchets plastiques en 2017 (1 650 000 000 kg), suffisamment pour conduire sur une distance de 11,55 milliards de kilomètres (11 550 000 000 km). 5 Cela correspond à environ un dixième des kilomètres parcourus par toutes les voitures des Pays-Bas en 2021 (114,3 milliards de kilomètres). 6
La quantité actuelle de déchets plastiques par habitant des Pays-Bas (97 kg par an) permettrait de parcourir jusqu’à 679 km.
À plus petite échelle, un véhicule moyen aux Pays-Bas parcourt 12 000 km à l’année. Il faudrait donc que chaque conducteur et ses passagers récoltent 1 714 kg de plastique par an pour l’alimenter. D’autre part, la quantité actuelle de déchets plastiques par habitant des Pays-Bas (97 kg) permettrait de parcourir jusqu’à 679 km, ce qui pourrait être suffisant pour ceux qui optimisent leurs déplacements pour moins conduire. La quantité de déchets plastiques produite se multipliant plus vite que le nombre de voitures, la distance parcourue pourrait augmenter un peu plus chaque année. 7
Rouler à l’aide de déchets plastiques : une initiative durable ?
Conduire une voiture alimentée en déchets plastiques présente des avantages en termes de résilience. Par exemple, les équipes médicales en ambulances pourraient intervenir en zone de guerre où l’accès au carburant n’est pas garanti. Mais qu’en est-il en période de paix ? Après tout, les déchets plastiques sont l’un des grands problèmes modernes et la voiture de Gijs Schalkx nous en débarrasse.
Avec moins de 10 % du plastique mondial recyclé, se pourrait-il qu’encourager les gens à convertir leur voiture et utiliser du gazole d’origine plastique soit la prochaine étape ? Ce serait certainement une alternative plus abordable aux véhicules électriques, mais qu’en est-il des émissions de CO2 ?
D’un côté, les émissions de CO2 inhérentes à la Volvo 240 sont quasi nulles : Gijs a trouvé la plupart des pièces, dont la voiture elle-même, dans une décharge et en a acheté d’autres d’occasion. 8 En revanche, les nouvelles voitures, en particulier les électriques, ont une empreinte carbone considérable avant même d’avoir fait un seul kilomètre. Cela implique également de nombreuses infrastructures pour produire et distribuer carburant et électricité, ajoutant toujours plus d’émissions de CO2. De son côté, la Volvo a sa propre infrastructure sur son toit, construite à partir de pièces de récupération.
D’un autre côté, les émissions de CO2 de la production de carburant et sa combustion ne sont pas à vanter. Tout d’abord, la combustion du plastique sur le toit de la voiture : pour produire 1 L de gazole, il faut brûler 1 kg de plastique, entraînant ainsi des émissions de CO2 comprises entre 2 à 2,7 kg. 9 De plus, la combustion du gazole pendant la conduite émet 2,7 kg de CO2 par litre. 10 En combinant ces deux sources, cela représente des émissions de CO2 comprises entre 4,7 à 5,4 kg par litre. Par conséquent, avec une économie de carburant de 7,14 L par 100 km, la Volvo émet entre 33,6 et 38,6 kg de gaz à effet de serre pour 100 km.
En comparaison, en Europe, une voiture ordinaire alimentée avec des combustibles fossiles émet 25,8 kg/100 km, incluant la production de pétrole brut, son raffinage et la fabrication du véhicule. 11 À l’inverse, une petite voiture électrique comme la Nissan Leaf émet 10,9 kg/100 kg de CO2 en Europe, en tenant compte des émissions liées à la production d’électricité. Ainsi, la Volvo émet 2,5 fois plus de CO2 que la moyenne des voitures à combustion en Europe, et 7 fois plus qu’une petite voiture électrique.
En théorie, il serait possible de convertir une voiture récente en un véhicule alimenté par des déchets plastiques, ce qui réduirait considérablement les émissions de CO2.
Cet écart serait moindre si les émissions liées à la construction des infrastructures pétrolières et électriques étaient prises en compte dans les données relatives aux autres véhicules. Toutefois, il est peu probable que ce facteur soit déterminant. Ces émissions de CO2 s’expliquent par plusieurs autres raisons : Premièrement, produire du carburant à l’aide d’un système de combustion de plastique sur le toit émet quatre fois plus de CO2 qu’en produire à partir de pétrole brut en raffinerie. 12 Deuxièmement, la Volvo a été introduite en 1980, une époque où les voitures consommaient moins de carburant.
Gijs Schalkx a exprimé l’idée suivante : « En théorie, il serait possible de convertir une voiture récente en un véhicule alimenté par des déchets plastiques, ce qui réduirait considérablement les émissions de CO2. De même, la dé-raffinerie, pionnière dans son domaine, pourrait être améliorée grâce à l’expertise d’ingénieurs qualifiés. Bien que les raffineries de pétrole existent depuis plus d’un siècle, les voitures récentes sont équipées de systèmes de contrôle électronique qui empêchent l’utilisation de carburants alternatifs. »
Externalisation de la pollution
Au-delà des émissions de CO2, la combustion du plastique pour produire du carburant pollue fortement l’air en raison des produits chimiques présents dans le matériau de base. C’est pourquoi aucune personne saine d’esprit ne proposerait de passer à des voitures alimentées par des déchets plastiques. Cependant, il est instructif d’analyser les raisons qui conduisent à cette conclusion largement partagée.
La plupart des déchets plastiques brûlés et transformés avec la Volvo 240 auraientt de toute manière été incinérés, non pas sur le toit d’une voiture, mais dans des incinérateurs. C’est le sort réservé à 44 % des déchets plastiques en Europe. 13 Ceux-ci sont incinérés pour produire de l’électricité, utilisée ensuite pour alimenter les voitures électriques. En quoi cette méthode est-elle plus écologique que la combustion directe de plastique sur le toit de sa voiture ?
Dans les deux cas, les émissions de CO2sont les mêmes. Cependant, il est plus facile d’installer un épurateur de gaz sur des milliers d’incinérateurs que sur des millions de voitures. En effet, brûler des déchets plastiques dans des incinérateurs pour alimenter des voitures électriques est un moyen d’externaliser les effets secondaires associés à la conduite.
Un incinérateur peut être implanté (et l’est généralement) dans des quartiers défavorisés, et engendre une forte prévalence de cancers et d’autres problèmes de santé, malgré les efforts pour lutter contre la pollution. Parallèlement, il génère de l’électricité utilisée pour alimenter les voitures électriques qui circulent dans les zones à faibles émissions des quartiers plus aisés.
Internalisation de la pollution
A contrario, la Volvo de Schalkx internalise tous les effets secondaires associés à la conduite automobile. Elle n’est a priori pas conçue pour être agréable à conduire, et sa propreté laisse à désirer : l’odeur malsaine du plastique s’infiltre à l’intérieur, contraignant Gijs à maintenir constamment les fenêtres ouvertes, peu importe le temps.
De plus, récupérer du plastique et produire du carburant lui demandent beaucoup de temps.Tous ces inconvénients l’obligent à réfléchir sérieusement avant de prendre le volant. Il est improbable que Schalkx parcoure 12 000 km par an, et par conséquent, il polluera moins que les propriétaires de véhicules plus durables qui ne font pas face à ces inconvénients.
Curieusement, même les autorités néerlandaises, réputées pour leur rigueur, ont officiellement approuvé le véhicule après inspection. Schalkx est exonéré de taxes, et grâce à son ancienne voiture, il peut circuler dans les zones à faibles émissions, où il stationne à côté des tous derniers modèles de SUV électriques. L’équité se maintient même dans un monde où de telles situations sont exceptionnelles.